Me Manuel Johnson
Plusieurs modifications de la Loi sur les accidents du travail et les maladies professionnelles (LATMP) sont entrées en vigueur le 6 octobre 2022. Notamment, il y a eu des modifications qui concernent la réadaptation, l’assignation temporaire, le retour au travail et le processus d’évaluation médicale. Ces nouvelles dispositions s’appliquent à partir de leur entrée en vigueur et ne sont pas censées avoir de portée rétroactive pour des prestations demandées avant cette date. En effet, selon un principe bien établi en matière d’interprétation des lois, il y a une forte présomption qu’une nouvelle loi ou des modifications portées à une ancienne loi ne peuvent pas s’appliquer à des situations qui existent déjà au moment de l’entrée en vigueur des nouvelles dispositions.
Mais, qu’en est-il des dossiers en cours? Est-ce que c’est l’ancienne version de la loi qui s’applique ou bien la nouvelle version? La réponse à cette question n’est pas toujours facile à déterminer. Il faut voir comment les tribunaux interprètent l’application des nouvelles dispositions, avant de sauter aux conclusions. N’oublions jamais que l’objectif de la LATMP est de réparer les conséquences des lésions professionnelles pour les travailleuses et travailleurs, non seulement en ce qui concerne la perte de salaire, mais aussi dans les autres sphères de leur vie. Cet objectif est censé guider le Tribunal dans son interprétation de la loi. L’esprit de la loi est que les travailleuses et travailleurs n’ont pas à assumer les risques et les pertes associés à un accident de travail ou à une maladie professionnelle.
Regardons de plus près un cas d’espèce récent, pour mieux comprendre l’application du principe de non-rétroactivité de la modification de la loi.
La loi prévoit aussi des mesures de réadaptation professionnelle, physique et sociale. Le but de la réadaptation sociale est « d’aider le travailleur à surmonter dans la mesure du possible les conséquences personnelles et sociales de sa lésion professionnelle, à s’adapter à la nouvelle situation qui découle de sa lésion et à redevenir autonome dans l’accomplissement de ses activités habituelles ». L’ancien article 152 de la LATMP établissait des exemples de mesures de réadaptation sociale pour les victimes de lésions professionnelles dont notamment des services d’intervention psychosociale, le paiement des frais d’aide personnelle à domicile, le remboursement du coût des travaux d’entretien courant du domicile, etc.
Le mot clé dans cette disposition était « notamment ». Quand le législateur utilise ce terme, il indique que la liste est non-limitative. Il donne des exemples de ce qui peut être fait, sans limiter les pouvoirs de la Commission de prendre d’autres mesures de réadaptation qui pourraient être nécessaires pour la travailleuse ou le travailleur. Cela faisait en sorte qu’il était possible pour la CNÉSST de rembourser par, exemple, le coût d’achat d’un quadriporteur pour une travailleuse ou un travailleur ayant des problèmes de mobilité en raison de sa lésion professionnelle, même si un tel équipement n’est pas explicitement mentionné par l’article 152.
Or, avec le régressif projet de loi 59, le législateur a fait disparaitre le mot « notamment », faisant ainsi perdre des droits aux travailleuses et travailleurs. Depuis le 6 octobre 2022, la liste des mesures à l’article 152 est devenue limitative. Si une travailleuse ou un travailleur a besoin de mesures qui ne sont pas explicitement prévues à cet article ou par règlement, c’est à elle ou lui d’assumer les coûts.
Cet exemple illustre bien l’impact considérable que le changement d’un seul mot dans un article de loi peut avoir sur les droits des travailleuses et des travailleurs. Chaque mot compte et, comme on nous l’enseigne dans nos cours de droit à l’Université, « le législateur ne parle pas pour rien dire ».
Pour revenir à notre question de départ, cela veut dire que si une travailleuse ou un travailleur fait la demande de remboursement d’achat d’un quadriporteur à partir du 6 octobre 2022, cette demande sera très probablement refusée par la Commission.
Cependant, si la demande de la travailleuse ou du travailleur est faite et que la décision de la Commission est rendue avant le 6 octobre 2022, le Tribunal analysera le dossier selon l’ancienne loi, même si l’audience se déroule après cette date. C’est ce qui s’est produit dans la décision récente Hébert et Bombardier inc. (Aéronautique usine 1) 2023 QCTAT 625. Aux paragraphes 16 et suivants de sa décision, la juge administrative Sonia Sylvestre explique bien les principes abordés jusqu’ici :
« [16] Or, le terme « notamment » a été retiré du nouveau libellé de l’article 152 de la Loi. Aussi, bien que les mesures de réadaptation qui sont énumérées demeurent les mêmes pour l’essentiel, s’ajoute un sixième alinéa qui prévoit que d’autres mesures de réadaptation pourront s’ajouter dans les cas et aux conditions prévus par règlement. À ce jour, aucun règlement n’a été adopté en vertu de cette disposition.
[17] De l’avis du Tribunal, le retrait du terme « notamment » n’est pas qu’une simple correction de style. Il traduit l’intention du législateur de limiter le contenu d’un programme de réadaptation sociale aux mesures énoncées et à celles qui seront prévues par un règlement à venir, et ce, compte tenu de l’interprétation de texte jusqu’alors préconisée par la jurisprudence qui favorisait une portée beaucoup plus large.
[18] À première vue, la nouvelle disposition législative semble donc plus limitative, ce qui pourrait avoir un effet préjudiciable pour le travailleur. En pareilles circonstances, le principe de la non-rétroactivité des lois commande l’application des dispositions législatives en vigueur au moment des faits générateurs du litige, puisqu’aucune disposition ne décrète expressément une portée rétroactive de la LMRSST et que le texte des dispositions relatives à la réadaptation sociale ne permet pas d’inférer une intention implicite du législateur en ce sens.
[19] Il y a donc lieu de trancher le présent litige à la lumière des dispositions législatives en vigueur au moment où le travailleur dépose sa demande en septembre 2021. »
Les remarques de la juge Sylvestre au paragraphe 16 soulèvent une question intéressante. D’autres mesures de réadaptation peuvent être prévues par règlement, mais ne le sont pas encore. Face à ce vide juridique, quant aux mesures qui seront prévues par règlement, est-ce que les juges pourraient accorder des mesures de réadaptation sociale qui étaient auparavant accordées sous l’ancienne version de l’article 152, en s’appuyant sur la nature sociale et réparatrice de la loi? Nous sommes d’avis que oui, d’autant plus qu’une autre disposition de la LATMP (le paragraphe 5o de l’article 184) qui n’a pas été éliminée par la réforme pourrait le justifier, mais on ne peut rien tenir pour acquis.
Bref, la jurisprudence sur ces questions est en évolution et il faudra voir, au fur et à mesure, comment le Tribunal applique le principe de non-rétroactivité à l’égard des nouvelles dispositions. Si vous avez le moindre doute quant à vos droits, il est fortement conseillé de consulter un représentant syndical, l’uttam ou bien une avocate ou un avocat pratiquant en matière de lésions professionnelles.