Si la pénurie de main-d’œuvre semble toucher aujourd’hui de nombreux secteurs d’activité, les difficultés de recrutement existent déjà depuis de nombreuses années dans le domaine de l’agriculture. C’est ce qui justifie l’existence d’un programme fédéral permettant aux entreprises agricoles d’ici de faire appel à des travailleuses et travailleurs de l’étranger pour combler leurs besoins de main-d’œuvre.
Depuis plusieurs années, des travailleuses et travailleurs, habituellement originaires d’Amérique latine, viennent travailler sur les fermes du Québec. Ce phénomène s’est étendu, au fil du temps, à l’industrie agro-alimentaire et à d’autres secteurs et il prend actuellement de plus en plus d’ampleur.
Malheureusement, les conditions de travail de ces travailleuses et travailleurs étrangers temporaires sont souvent déplorables et s’apparentent même à une forme d’esclavage moderne. En effet, bien qu’ils soient en théorie protégés par les lois qui encadrent le travail, leurs conditions de travail et le fonctionnement du programme qui leur permet de travailler rendent très difficile ou carrément impossible l’exercice ou la défense de leurs droits.
Un phénomène qui prend de l’ampleur
On retrouve de plus en plus de travailleuses et de travailleurs étrangers temporaires dans l’économie québécoise et dans l’industrie agro-alimentaire en particulier. Plusieurs facteurs expliquent cette croissance. Depuis des décennies, les entreprises agricoles du Québec n’arrivent plus à combler leurs besoins de main-d’œuvre avec des travailleuses et des travailleurs d’ici. Le travail trop exigeant pour des salaires trop faibles rend quasiment impossible le recrutement d’une main-d’œuvre locale. Le vieillissement de la population et la pénurie de main-d’œuvre qui touche de plus en plus de secteurs d’activité rendent encore plus criant les besoins. Pour ces raisons, de plus en plus d’employeurs se tournent vers ces programmes qui leur permettent de faire appel à des travailleuses et travailleurs, souvent originaires d’Amérique latine. Mentionnons aussi qu’une règle qui limitait à 10% la proportion de travailleuses et travailleurs étrangers temporaires à l’emploi d’une entreprise a été modifiée, récemment, pour porter ce niveau maximal à 30 %, ce qui a contribué à la croissance du phénomène.
Pour les travailleuses et travailleurs eux-mêmes, on prétend que ces programmes seraient aussi avantageux, en leur permettant d’accéder à un emploi offrant un meilleur revenu que ce qu’ils pourraient toucher dans leur pays d’origine. Pour des ouvriers agricoles mexicains ou guatémaltèques, par exemple, un emploi au salaire minimum sur une ferme au Québec, donc à 15,25 $ de l’heure, offre une meilleure rémunération que ce qu’ils pourraient trouver dans leur pays d’origine. Dans bien des cas, ces travailleuses et travailleurs envoient une importante partie de leur salaire à leur famille, restée dans leur pays d’origine. Il s’agit donc d’un moyen de contribuer à assurer une vie décente à leur famille en accédant à des salaires plus élevés que ce qu’il est possible de toucher pour des emplois non-qualifiés dans leur pays d’origine.
Cependant, on peut se questionner sur le fait que ces travailleuses et travailleurs doivent passer par un programme visant à combler des besoins de main-d’œuvre dit « temporaires » alors qu’il s’agit en réalité de besoins récurrents qui affectent le secteur de l’agriculture depuis des décennies. Effectivement, on ne permet pratiquement jamais à ces travailleuses et travailleurs d’accéder à la résidence permanente. Pour pouvoir continuer à travailler au Québec, ils doivent repasser par le programme année après année, ce qui les mène généralement à travailler dix mois sur douze au Québec. Ils retournent dans leur pays pour une période d’environ deux mois par année, le seul moment où ils peuvent voir leur famille et leurs proches.
Soulignons aussi que les conditions de travail que les travailleuses et travailleurs étrangers temporaires trouvent au Québec sont loin d’être roses. Le programme qui leur permet de travailler sur les fermes et dans les usines du Québec ne leur permet de travailler que pour un seul employeur. Ce permis de travail fermé les place dans une position de dépendance et de vulnérabilité absolue face à leur employeur, en plus de restreindre les possibilités de défendre leurs droits. Trop souvent, ces travailleuses et travailleurs sont astreints à une exploitation écrasante et sont victimes de nombreux abus.

Les droits de ces travailleuses et travailleurs : en théorie et en pratique
En théorie, les travailleuses et travailleurs étrangers temporaires disposent des mêmes droits et obligations que toute personne qui travaille au Québec. Les impôts sont prélevés sur leur paie, tout comme les cotisations obligatoires au régime d’assurance chômage et d’assurance parentale, même s’ils ne peuvent habituellement pas, en réalité, bénéficier de ces régimes.
Les mêmes lois s’appliquent à eux ainsi qu’aux autres travailleuses et travailleurs, que ce soit la Loi sur les normes du travail, ce qui inclut le salaire minimum, la Loi sur la santé et la sécurité du travail, la Loi sur les accidents du travail et les maladies professionnelles, etc. En cas d’accident ou de maladie du travail, ils peuvent donc être indemnisés par la CNÉSST.
Notons que les travailleuses et travailleurs étrangers temporaires de l’agriculture n’ont légalement pas le droit de se syndiquer. Mentionnons aussi qu’une exemption existe dans la Loi sur les normes du travail qui concerne le travail agricole effectué en temps supplémentaire, qui n’a pas à être payé à un taux plus élevé. Chaque heure travaillée sur une ferme est donc payée au même tarif, soit habituellement le salaire minimum, que ce soit la première, la quarante et unième ou la centième heure de la semaine.
En pratique, ces travailleuses et travailleurs font face à de nombreux obstacles pour exercer leurs droits. Mentionnons la barrière de la langue, la méconnaissance de leurs droits et des lois en vigueur au Québec, les difficultés pour contacter les autorités et déposer une plainte alors qu’ils sont logés par l’employeur et isolés de la population générale.
Mais le principal problème réside certainement dans le système des permis de travail fermés, qui est un fondement du programme qui concerne les travailleuses et travailleurs étrangers temporaires. En cas de congédiement, impossible pour eux d’aller travailler ailleurs. En fait, comme leur permis de séjour est lié à leur permis de travail, la perte d’emploi les mène directement à l’expulsion. Face à cette possibilité, bien des travailleuses et travailleurs hésitent à exercer quelque droit que ce soit et, par crainte de représailles, ils préfèrent se taire et subir les abus.
Notons qu’une travailleuse ou un travailleur étranger victime de violence ou d’extorsion peut faire une demande exceptionnelle pour que son permis fermé devienne un permis ouvert lui permettant de changer d’employeur. Il y a toutefois plusieurs critères à respecter pour être reconnu comme une travailleuse ou un travailleur « vulnérable ». Ces demandes sont donc assez rares. S’il est accordé, un tel permis ouvert n’est valide que pour un an.
Une enquête de l’ONU dénonce une forme d’esclavage moderne
Quiconque s’intéresse aux conditions de travail réelles de ces travailleuses et travailleurs est frappé par l’intensité de leur exploitation et par les conditions de travail inacceptables qu’on leur impose. Certains employeurs n’hésitent pas à les payer sous le salaire minimum ou à ne leur verser un salaire que pour une partie de leurs heures de travail. On leur impose des conditions de travail souvent pénibles, qui peuvent impliquer des journées de 10, 12 ou 16 heures de dur travail physique, 6 ou 7 jours par semaine. Il arrive souvent que des employeurs ne rémunèrent pas les salariés au taux prévu pour les heures supplémentaires, même quand il ne s’agit pas de travail agricole, ce qui est illégal.
Même s’ils ne sont pas toujours déclarés, les accidents du travail sont fréquents. Les témoignages abondent sur des situations d’abus qui font frémir et de cas qui s’apparentent à de la traite humaine, quand certains employeurs n’hésitent pas à « louer » leurs travailleuses et leurs travailleurs, au mépris de la loi. Des cas de violence d’employeurs envers des travailleuses ou des travailleurs ont aussi été rapportés et, dans certains cas, ont conduit à des condamnations.
Le problème est tel qu’un rapporteur spécial des Nations Unies, Tomoya Obokata, qui a mené une enquête sur les conditions de travail et de logement des travailleuses et travailleurs en août et septembre 2023, a été « perturbé » par ce qu’il a qualifié de « terreau pour des formes d’esclavage moderne ». Son rapport mentionne les « heures de travail excessives », les « faibles salaires », les « heures supplémentaires non rémunérées » et des situations impliquant du « harcèlement sexuel, de l’intimidation et de la violence ».
Le rapport dénonce aussi les conditions de logement de ces travailleuses et travailleurs, parfois entassés dans des installations insalubres. Au cœur de ce système, le rapporteur de l’ONU pointe du doigt le mécanisme des permis fermés qui enchaîne les travailleuses et travailleurs à leur employeur et perpétue ces conditions. Son rapport confirme en effet que ce système des permis de travail fermés les empêche de dénoncer les abus à cause de la crainte d’expulsion. Pour conserver leur emploi et leur droit de séjour pendant la durée de leur contrat, et pour avoir une chance d’être rappelés l’année suivante, les travailleuses et travailleurs doivent tout endurer.
Le rapporteur de l’ONU dénonce aussi l’impossibilité pour ces travailleuses et travailleurs d’accéder à la résidence permanente, ce qui leur assurerait une protection et une sécurité minimale. Mais comme travailleuses et travailleurs non-qualifiés, il leur est quasiment impossible d’accéder à l’immigration régulière. Le niveau exigé de maîtrise du français est également un obstacle quasi-insurmontable pour ces travailleuses et travailleurs. Ils sont ainsi maintenus dans une sous-classe de travailleurs qu’on peut aisément exploiter et dont on peut abuser.
N’ayant jamais accès à la résidence permanente, les travailleuses et travailleurs ne disposent d’aucune possibilité d’améliorer leur condition et ne peuvent sortir de la catégorie dans laquelle ils sont enfermés, même pour celles et ceux qui travaillent au Québec par le biais de ce programme depuis 10, 15 ou 20 ans. Ils ne peuvent pas non plus faire venir les membres de leur famille au Québec et restent donc privés de leurs enfants et de leur conjoint ou conjointe pendant la majeure partie de l’année.
Mettre fin au régime des permis de travail fermés
Face aux témoignages qui se multiplient au sujet de situations d’abus, dont de nombreux cas médiatisés au cours des derniers mois, de plus en plus de voix se font entendre pour demander qu’on mette fin au système des permis de travail fermés. Outre les groupes de défense des droits des travailleuses et travailleurs, les quatre centrales syndicales ont fait entendre cette revendication à la ministre Christine Fréchette, lors de consultations publiques sur la planification de l’immigration, en septembre dernier.
Il est de plus en plus évident que le système des permis fermés crée une relation de servitude qui facilite les pires abus de la part des employeurs. Le problème n’est pas qu’une question de « bons » et de « mauvais » employeurs, même si certains employeurs crapuleux n’hésitent pas à pousser les abus plus loin que d’autres. C’est le système en entier qui crée une « sous-classe de travailleurs non libres » qui est dénoncé.
Offrir aux travailleuses et travailleurs la liberté de travailler pour un autre employeur leur permettrait de changer d’emploi en cas d’abus ou d’exercer des recours sans risquer l’expulsion immédiate. Des alternatives sont pourtant possibles, que ce soit en accordant des permis de travail sectoriels ou liés à une région, des permis de travail temporaires mais ouverts ou encore, en facilitant leur accès à la résidence permanente.

En parallèle à ces revendications, un recours juridique a été déposé à la Cour supérieure du Québec en septembre dernier, contre le gouvernement fédéral, dans le but de faire déclarer que les permis fermés contreviennent à la Charte des droits et libertés. Mais sachant que cette procédure pourrait trainer durant des années devant les tribunaux, souhaitons que les gouvernements n’attendent pas si longtemps et qu’ils mettent fin, dès que possible, à ce système des permis de travail fermés.