Le droit au versement rétroactif d’une indemnité suspendue – l’article 143 LATMP, une disposition négligée par la CNÉSST

Me Andrée Bourbeau

Mise en situation : vous avez subi un accident du travail pour lequel vous recevez une indemnité de remplacement du revenu alors que votre médecin vous maintient en arrêt du travail et prescrit des traitements.  Vous suivez à la lettre ses recommandations et restez en contact étroit avec la CNÉSST dans le suivi de votre dossier.  Vous faites tout ce que vous pouvez pour améliorer votre santé et retournez rapidement au travail.

Vous recevez une lettre de votre employeur, qui vous convoque à un examen médical chez son médecin désigné. Vous notez soigneusement ce rendez-vous dans votre agenda au 6 septembre 2023, à 14h00.

Le 6 septembre à 9h00, votre agente d’indemnisation de la CNÉSST vous appelle : votre employeur vous avait convoqué à un rendez-vous médical le 5 septembre à 14h00 et vous ne vous y êtes pas présenté! Vous constatez en effet que vous n’aviez pas inscrit la bonne date à votre agenda. C’est le premier rendez-vous que vous manquez depuis le début de votre lésion.

L’agente vous explique que votre employeur a demandé la suspension de votre indemnité de remplacement du revenu puisque vous avez omis de vous présenter au rendez-vous avec son médecin. Elle applique donc l’article 142 de la Loi sur les accidents du travail et les maladies professionnelles (LATMP) et suspend le paiement de votre indemnité de remplacement du revenu. Cet article le permet lorsqu’un travailleur, sans raison valable, omet ou refuse de se soumettre à un examen médical prévu par la Loi1.

Elle vous informe que le versement de l’indemnité reprendra quand votre défaut se sera résorbé, soit lorsque vous vous serez présenté au prochain rendez-vous médical auquel l’employeur vous convoquera. Vous recevez ensuite la décision qui confirme la suspension de votre indemnité de remplacement du revenu à partir du 6 septembre 2023. Vous vous empressez d’en demander la révision.

Les jours passent et vous recevez une nouvelle convocation pour un examen médical, le 5 octobre 2023. Vous vous assurez d’avoir indiqué la bonne date à votre agenda après une vérification rigoureuse! Le 5 octobre, vous vous présentez au rendez-vous et êtes examiné par le médecin de l’employeur. Vous appelez votre agente de la CNÉSST pour l’informer que vous avez respecté la convocation et que l’examen médical a eu lieu. Elle confirme qu’elle reprend le versement de votre indemnité de remplacement du revenu. Vous avez passé le dernier mois sans aucun revenu! Vous demandez si votre indemnité sera rétablie rétroactivement, mais l’agente refuse de procéder de cette façon. L’indemnité de remplacement du revenu n’est donc reprise qu’à partir du 5 octobre 2023.

Vous recevez ensuite la décision de la révision administrative qui confirme la décision initiale de suspension de votre indemnité. Vous la contestez devant le Tribunal administratif du travail. Vous avez bien fait! Au Tribunal, vous aurez l’occasion d’argumenter que vous aviez une raison valable d’avoir manqué le rendez-vous avec le médecin de l’employeur, puisque vous avez commis une erreur de bonne foi en notant une mauvaise date à votre agenda. Si le Tribunal accueille votre demande, il pourrait annuler la suspension de votre indemnité et vous pourriez recevoir l’indemnité pour le mois où elle a été suspendue.

Un autre argument peut aussi être invoqué au Tribunal. En effet, l’article 143 LATMP prévoit que la « Commission peut verser une indemnité rétroactivement à la date où elle a réduit ou suspendu le paiement lorsque le motif qui a justifié sa décision n’existe plus ». Cela signifie que même si vous n’aviez pas de raison valable d’avoir omis de vous présenter au rendez-vous médical, lorsque la situation est corrigée, par exemple en vous présentant à la prochaine rencontre médicale prévue par votre employeur, l’agente de la CNÉSST a le pouvoir de vous payer votre indemnité de remplacement du revenu pour la période où elle a été suspendue.

Malheureusement, cet article est peu appliqué par la CNÉSST, ce qu’a déploré à plus d’une occasion le Tribunal administratif du travail.

Le Tribunal rappelle que le pouvoir de la CNÉSST de suspendre une indemnité en vertu de l’article 142 LATMP n’en est pas un de coercition envers les victimes de lésions professionnelles, mais vise plutôt à les inciter à se conformer à leurs obligations. Ce n’est que le versement de l’indemnité qui est suspendu et non le droit de recevoir l’indemnité. En conséquence, la CNÉSST devrait systématique rétablir l’indemnité, sauf dans des cas exceptionnels, comme lorsque la mauvaise foi ou une négligence importante du travailleur est établie.

Les propos du juge administratif Michel Letreiz dans la décision Decoste et Construction Gaballero, 2017 QCTAT 2749 sont éloquents et résument bien ce courant jurisprudentiel :

[40] Les dispositions prévues à l’article 143 de la loi prévoient expressément qu’il est possible pour la Commission de verser une indemnité rétroactivement à la date où elle a suspendu le paiement d’une indemnité, et ce, dès que le motif qui avait justifié ladite suspension n’existe plus.

[41] Malheureusement, il appert que la Commission n’applique à peu près jamais ces dernières dispositions de la loi puisqu’elle semble considérer que l’article 142 constitue une disposition de nature punitive plutôt qu’incitative et que celle-ci a pour but de lui permettre de faire des économies en privant les travailleurs accidentés des indemnités auxquelles ils ont droit.

[42] Le soussigné se permet encore une fois de rappeler que l’article 142 de la loi prévoit que la Commission peut réduire ou suspendre le paiement d’une indemnité, mais qu’il ne s’agit pas d’une suppression du droit à ladite indemnité. En conséquence, le soussigné croit que la règle générale devrait être d’appliquer les dispositions prévues à l’article 143 de la loi dès que le motif de suspension n’existe plus.

Les juges administratifs du Tribunal partagent généralement cette interprétation de l’article 143 LATMP, il faut cependant en faire la demande.

Certaines décisions considèrent que la CNÉSST rend une décision implicite en refusant de rétablir l’indemnité de remplacement du revenu de façon rétroactive2 et qu’il est possible d’en demander la révision même si la décision suspendant l’indemnité n’a pas été contestée dans le délai. D’autres décisions estiment en revanche que l’intérêt de contester naît lors de la suspension de l’indemnité3.

En conséquence, il est essentiel de contester la décision suspendant l’indemnité de remplacement du revenu dans les délais pour faire valoir de façon effective votre droit au versement rétroactif de l’indemnité suspendue, en application de l’article 143 LATMP, et ce, même si la CNÉSST était initialement justifiée de procéder à la suspension.

Notes

  1. Plusieurs autres situations prévues par l’article 142 LATMP permettent la suspension d’une indemnité telles que : entraver ou refuser de se présenter à un examen médical, refuser un traitement (sauf une chirurgie), ne pas participer à une mesure de réadaptation, ne pas exécuter l’assignation temporaire du travail autorisée par le médecin qui a charge, ne pas fournir les renseignements demandés par la CNÉSST.
  2. Motamedy et Banque Royale du Canada, 2017 QCTAT 5671.
  3. Raymond et CSSS Pierre-de-Saurel (Hotel-Dieu Sorel), 2018 QCTAT 5960.

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