Un texte de Félix Lapan
À l’automne 2024, le ministère du Travail annonçait la tenue d’une consultation sur la transformation des milieux de travail par les technologies numériques et son intention de l’encadrer législativement en révisant les lois touchant le travail. L’uttam ayant été invitée à participer à cette consultation, nous nous sommes penchés sur les enjeux que posent l’intelligence artificielle (IA) et les nouvelles technologies et les transformations qu’elles imposent au monde du travail. Nous avons produit un mémoire sur la transformation du travail, mais aussi sur celle de la CNÉSST elle-même, par ces technologies numériques.
Dans le présent dossier, nous revenons sur les constats auxquels nous sommes arrivés en analysant ces enjeux et en rédigeant ce mémoire. Plus précisément, nous examinerons la transformation numérique des communications de la CNÉSST, les transformations des modes de travail et des statuts des travailleuses et travailleurs et les impacts de l’automatisation et de l’IA sur la santé et la sécurité du travail ainsi que sur l’emploi en général.
Mon Espace CNÉSST : un virage numérique imposé
Il y a quelques années, la CNÉSST a mis en place la plateforme « Mon Espace CNESST », invitant les victimes d’accidents et de maladies du travail à y ouvrir un compte pour communiquer avec la Commission par voie électronique. Au fil du temps, cette plateforme électronique est devenue le moyen de communication privilégié pour la CNÉSST, à tel point que beaucoup de victimes du travail croient qu’il s’agit du seul canal possible pour produire une réclamation et communiquer avec la Commission.
Si cette façon de faire présente des avantages pour les personnes à l’aise avec les technologies numériques, elle peut aussi avoir des effets pervers. Beaucoup de travailleuses et de travailleurs, disposant d’une faible littératie numérique, ouvrent au départ leur compte sur « Mon Espace CNESST » avec l’aide d’une personne de leur entourage, croyant qu’il s’agit de la seule manière de réclamer pour une lésion.
Dès lors, la Commission cesse de transmettre la correspondance par la poste, la plate-forme devenant le seul moyen de communication, y compris pour la transmission des décisions. Les travailleuses et travailleurs qui manquent d’habileté avec les technologies numériques et qui, dans les faits, prennent connaissance trop tard d’une décision, ratent des délais de contestation et perdent des droits à cause d’une telle situation. La CNÉSST considère que la notification électronique (c’est-à-dire l’envoi d’un courriel à la travailleuse ou au travailleur) constitue « la preuve de notification » et le point de départ du calcul du délai, sans égard à la prise de connaissance de cette notification par la personne concernée. Si le Tribunal relève parfois la victime de son défaut d’avoir contesté dans le délai pour un tel motif, c’est loin d’être toujours le cas.
En plus d’être privées de l’envoi postal des communications et des décisions, les victimes font face à des difficultés croissantes pour communiquer par téléphone ou en personne avec leur agente ou agent d’indemnisation. En effet, depuis son virage numérique, la CNÉSST limite autant que possible les communications téléphoniques pour privilégier l’échange de messages électroniques sur « Mon Espace CNESST », alors que les rendez-vous dans ses locaux sont devenus pratiquement impossibles à obtenir.
Dans son mémoire, l’uttam souligne que la transformation numérique des communications de la CNÉSST ne doit pas se faire aux dépens des victimes d’accidents et de maladies du travail les moins habiles avec les technologies numériques. Nous revendiquons le droit de recevoir par défaut toute correspondance par la poste ainsi que la possibilité de communiquer de vive voix avec les agentes et agents de la Commission et d’avoir au besoin des rendez-vous en personne avec eux, afin d’éviter les pertes de droits injustes.
Transformation des modes d’organisation du travail
Les technologies numériques ont aussi eu comme impact de faire émerger de nouveaux modes d’organisation du travail, tels que le télétravail et le travail par l’intermédiaire de plateformes numériques, qui peuvent entrainer différentes conséquences sur les droits des travailleuses et travailleurs.
Le télétravail, qui a pris une importance considérable lors de la pandémie du début des années 2020, peut notamment réduire la possibilité pour les salariés d’exercer des moyens de pression pour établir un rapport de force face à leur employeur en contexte de négociation collective. Il brouille aussi la frontière entre la vie privée et la vie professionnelle. Pour les travailleuses et travailleurs, une connectivité trop importante, sans limite ni encadrement, peut notamment devenir une cause de stress et de surcharge de travail.
Dans son mémoire, l’uttam se positionne sur ces deux enjeux. D’une part, nous demandons au législateur de s’assurer que les dispositions anti-briseurs de grève du Code du travail du Québec soient adaptées au contexte du télétravail pour permettre aux salariés d’exercer leur droit de grève pour établir un rapport de force valable. Nous demandons qu’il soit interdit aux employeurs de recourir à du travail effectué à distance pour contourner l’arrêt de travail des salariés lors d’un conflit de travail.
D’autre part, nous revendiquons également l’introduction d’un droit à la déconnexion comme mesure minimale de protection face aux risques psychosociaux associés au télétravail. On parle du droit pour une travailleuse ou un travailleur d’être coupé de toutes communications relatives à son emploi en dehors des périodes de travail. Un tel droit, qui pourrait, par exemple, être inscrit dans la Loi sur les normes du travail, limiterait les possibilités pour l’employeur d’exiger une connexion en dehors de ces périodes. Là-dessus, le Québec pourrait s’inspirer de ce qui se fait ailleurs, comme en France par exemple, où un droit à la déconnexion a été inscrit à la loi.
Un autre mode de travail particulier qui a émergé avec les technologies numériques est celui des plateformes numériques qui vendent des services tout en offrant un cadre de travail à des travailleuses et travailleurs souvent qualifiés d’« autonomes » par les exploitants. L’industrie du taxi et celle de la livraison de repas ont, par exemple, été témoins d’une explosion de ce phénomène, notamment avec l’arrivée d’Uber. Des plateformes semblables ont également fait leur apparition dans le secteur des services à domicile, tels que les services d’entretien ménager, de réparations, de soins ou de gardiennage.
Les personnes qui travaillent par le biais de ces plateformes se retrouvent dans un statut indéfini qui les empêche de bénéficier de l’ensemble des protections légales dont jouissent habituellement les salariés. Là-dessus, l’uttam demande des modifications législatives pour qu’on reconnaisse intégralement le statut de travailleuse ou de travailleur aux personnes qui travaillent par le biais de ces plateformes. Ces travailleuses et travailleurs devraient bénéficier des mêmes droits et protections que l’ensemble des salariés, alors que les exploitants des plateformes devraient être assujettis aux mêmes obligations que tout employeur en regard des lois du travail. À ce sujet, le Québec pourrait s’inspirer, entre autres, de la réforme adoptée en 2024 par la Colombie-Britannique.
Nouvelles technologies, nouveaux risques à la SST
Les technologies numériques transforment les milieux de travail et leur adoption entraine des risques particuliers pour la santé et la sécurité des travailleuses et des travailleurs, qui doivent être encadrés adéquatement.
Les technologies de surveillance qu’utilisent des employeurs pour s’assurer de la productivité du travail sont des exemples frappant de tels changements. De tels outils, utilisés, par exemple, dans des entrepôts, imposent une intensification du travail dangereuse pour la sécurité des travailleuses et travailleurs. Des algorithmes fixent des objectifs de production et surveillent leur atteinte. Les travailleuses et travailleurs qui dépassent les cibles reçoivent des récompenses, alors que celles et ceux qui peinent à les atteindre doivent se justifier ou font l’objet d’avertissements ou de sanctions. L’intensification des cadences observées dans ce contexte entraine d’importants risques de blessures physiques. La surveillance excessive est aussi une source de risques à la santé psychique, notamment en raison du stress qu’elle engendre. Des travailleuses et travailleurs soumis à des systèmes assurant une surveillance constante et intrusive de leur travail rapportent ressentir des niveaux très élevés d’anxiété.
D’autres innovations technologiques peuvent avoir des impacts sur la santé et la sécurité du travail. C’est le cas des outils informatiques d’automatisation de la logistique du travail dont l’usage se développe dans certains secteurs comme l’entreposage et le transport de marchandises. En imposant une rigidité excessive de l’organisation du travail ou des cadences trop élevées, ces nouvelles technologies représentent des risques physiques et psychosociaux pour les travailleuses et travailleurs. La robotique en soi comporte d’ailleurs sa part de risques spécifiques sur lesquels il faut se pencher.
Dans son mémoire, l’uttam demande un examen sérieux de ces risques émergents et l’encadrement règlementaire de l’utilisation des nouvelles technologies au travail, pour protéger la santé et la sécurité des travailleuses et travailleurs.
Les impacts de l’automatisation et de l’IA sur l’emploi
Un tout récent rapport de l’Institut du Québec (IDQ), publié en janvier dernier, estime qu’environ 810 000 personnes, soit 18% des travailleuses et travailleurs, occupent ou cherchent un emploi dans un secteur vulnérable à l’automatisation par la technologie. Selon un rapport de Statistique Canada, datant de l’automne 2024, 31% des salariés de 18 à 64 ans occupent un emploi potentiellement très exposé à l’IA et relativement peu complémentaire à celle-ci et donc, à risque de disparition.
Comme ces études et bien d’autres le démontrent, l’automatisation et l’implantation de l’intelligence artificielle dans les milieux de travail ont et auront des impacts majeurs sur le monde du travail et les emplois, à mesure que les entreprises utiliseront ces nouveaux outils. Même si l’ampleur des changements à venir reste incertain, l’idée que plusieurs emplois soient appelés à disparaître alors que d’autres se transformeront fait consensus.
Comme groupe de défense de droits des travailleuses et travailleurs, l’uttam s’intéresse évidemment à cette question. Il y a lieu de s’inquiéter en particulier pour les travailleuses et travailleurs moins scolarisés, plus vulnérables face à l’automatisation, qui auront du mal à s’adapter à d’importantes modifications de leurs tâches ou à se réadapter sans aide dans un nouvel emploi.
Face aux changements disruptifs imminents, il est essentiel de mettre en place un filet de sécurité pour amoindrir le choc que subiront des centaines de milliers de travailleuses et de travailleurs. Il faut garantir l’accès à des programmes de recyclage et de formation continue pour les personnes qui perdront leur emploi en raison des changements technologiques ou qui devront se former pour apprendre de nouvelles tâches par suite de la transformation de leur emploi.
L’uttam demande aussi que la CNÉSST tienne, elle-même, compte, dans ses processus de réadaptation professionnelle, des bouleversements prévisibles du marché du travail, afin de ne pas diriger les travailleuses et travailleurs vers des emplois « convenables » appelés à disparaitre à court terme. Plus largement, il est essentiel de s’assurer que la population du Québec puisse compter sur un filet social robuste et généreux pour soutenir celles et ceux qui subiront un chômage prolongé en raison des changements technologiques.
Pour conclure
Les enjeux soulevés par les progrès de l’IA et la transformation numérique sont majeurs et il est essentiel de s’y pencher. Comme on l’a vu, des changements aux lois du travail sont nécessaires pour encadrer la transformation numérique et réduire les risques des nouvelles technologies pour les droits des travailleuses et travailleurs et pour leur santé et sécurité. Pour obtenir ces changements, il ne suffira pas de les demander. Comme c’est toujours le cas, les travailleuses et travailleurs devront s’organiser, revendiquer et lutter pour faire changer les choses. L’uttam compte bien participer à ces mobilisations essentielles.
Les enjeux de la transformation numérique en cours dépassent par ailleurs le seul monde du travail. La rapidité étourdissante avec laquelle progresse la technologie étonne et inquiète, tant par les promesses qu’elle nous fait que pour les craintes qu’elle soulève, alors que l’IA et la robotique pourraient prochainement atteindre et dépasser l’ensemble des capacités humaines. Les transformations en cours et celles qui s’annoncent pourraient bouleverser tous les secteurs de la société, nous forçant à revoir bien des prémisses sur notre rapport au travail et au monde. Des experts nous mettent en garde à propos des risques que posent le développement et l’utilisation de l’IA non seulement pour l’emploi, mais aussi pour la démocratie, la justice sociale, l’environnement, voire pour la survie de l’humanité. Ces questions cruciales concernent l’ensemble de la société et doivent être débattues largement et démocratiquement.
Les discussions et débats sur les impacts, tant positifs que négatifs, des transformations technologiques ne font sans doute que commencer. Face aux bouleversements en cours et à venir, les luttes pour protéger nos droits, comme travailleuses et travailleurs, mais aussi comme citoyennes et citoyens, restent encore à mener…