Djamila Mones et Félix Lapan
Soixante-quinze ans après la célèbre grève des mineurs d’Asbestos et de Thetford Mines, en 1949, l’amiante fait toujours parler de lui. Cette fibre minérale, dotée d’une forte résistance mécanique et thermique et d’une grande durabilité, a fait l’objet d’une extraction importante pendant des décennies au Québec. Longtemps qualifiée d’« or blanc », on l’a aussi beaucoup utilisée, notamment dans la construction de bâtiments, comme isolant contre le feu et le bruit. Une région et une ville en ont même porté le nom : Asbestos, située dans la « région de l’Amiante », désormais région des Appalaches
L’amiante est toutefois le plus grand tueur au travail, partout dans le monde, et particulièrement au Québec. Encore aujourd’hui, les maladies causées par l’amiante sont responsables de plus de la moitié des décès liés au travail chaque année au Québec et de plus de 85 % des décès causés par les maladies professionnelles.
Après avoir connu un pic au milieu des années 1970, la production d’amiante dans la province a décru, jusqu’à la fermeture complète des mines, il y a plus d’une décennie. Ce n’est cependant que depuis le 30 décembre 2018 qu’un règlement fédéral interdit la vente, l’utilisation et l’importation des produits tirés de l’amiante au Canada, règlement qui ne s’applique cependant pas à l’exploitation des résidus miniers qui en contiennent.
Longtemps soutenue par les gouvernements provincial et fédéral, l’industrie de l’amiante au Québec s’est battue pendant des années pour sa survie. Son lobbying amenait, aussi récemment qu’en 2002, l’adoption de la Politique d’utilisation accrue et sécuritaire de l’amiante chrysotile par le gouvernement du Québec, qui n’a été abrogée qu’en 2023. On a donc longtemps et abondamment utilisé l’amiante dans la province. C’est ce qui explique qu’on en trouve encore dans bien des infrastructures, des matériaux et des produits qui datent d’avant son interdiction. C’est le cas de plusieurs autoroutes et bâtiments publics par exemple. Dès qu’ils se dégradent ou doivent être manipulés lors de travaux, des fibres d’amiante peuvent s’en détacher. Les personnes qui les inhalent peuvent développer de graves maladies par la suite.
L’amiante est d’abord connu pour causer une maladie chronique des poumons, l’amiantose. Il est également hautement cancérigène. Le Règlement sur les maladies professionnelles reconnait d’ailleurs deux cancers associés à l’exposition à la fibre d’amiante : le cancer pulmonaire et le mésothéliome pulmonaire, qui est particulièrement agressif et toujours mortel. Mais l’amiante est aussi connu pour causer d’autres cancers, tels que le cancer du larynx, le cancer des ovaires et le mésothéliome du péritoine.
Deux nouveaux cancers reconnus en France
En France, les droits des travailleuses et des travailleurs exposés à l’amiante ont connu une avancée discrète, mais bien réelle cet automne, avec la reconnaissance de deux nouveaux cancers comme maladies professionnelles. Un décret, publié le 15 octobre 2023, stipule que les cancers du larynx et de l’ovaire, provoqués à la suite d’inhalation de poussières d’amiante, figurent désormais à la liste des maladies professionnelles.
La reconnaissance de l’origine professionnelle de ces pathologies favorisera évidemment l’indemnisation des travailleuses et des travailleurs qui en sont atteints en France. On peut toutefois se demander, à quand une extension similaire de la reconnaissance des cancers liés à l’amiante au Québec?
En dépit de l’interdiction de son utilisation, de nombreuses travailleuses et de nombreux travailleurs ont été ou sont toujours exposés à la fibre d’amiante. C’est le cas de beaucoup de travailleuses et de travailleurs du secteur de la construction, qui doivent régulièrement intervenir sur des matériaux et produits contenant de l’amiante, parfois sans qu’ils ne le sachent. Des travaux sur ces matériaux et produits toujours présents dans de nombreux bâtiments au Québec, par exemple dans les secteurs de l’administration, de l’enseignement ou de la santé, vont libérer des fibres d’amiante dans l’air si les règlements préventifs en vigueur ne sont pas rigoureusement suivis. Ceci expose non seulement les travailleuses et travailleurs effectuant ces travaux à la fibre d’amiante, mais aussi toutes les personnes présentes dans ou près des lieux en question.
Pendant très longtemps, la norme d’exposition à l’amiante en vigueur au Québec est restée l’une des plus permissive au monde, à 1 f/cm3 (soit 1 fibre par centimètre cube). Ce n’est qu’en avril 2022 qu’elle a enfin rejoint celle en vigueur dans la majorité des législations d’Amérique du Nord et d’Europe à 0,1 f/cm3. Toutefois, cette norme d’exposition demeure encore dix fois plus permissive que celle qu’appliquent les Pays-Bas, la Suisse et la France, qui limitent l’exposition à 0,01 f/cm3. Mentionnons ici que le Règlement sur la santé et la sécurité du travail précise à l’article 42 que l’exposition à tout contaminant reconnu ou soupçonné cancérigène chez l’humain doit être réduit à son minimum.
En effet, il n’existe aucun seuil d’exposition sécuritaire à l’amiante, ce qui veut dire qu’une très faible et très brève exposition peuvent suffire à entraîner le développement d’un cancer mortel quelques décennies plus tard. Compte tenu de l’historique d’exposition d’un grand nombre de travailleuses et de travailleurs, de la présence de l’amiante dans plusieurs milieux de travail et des projets d’exploitation des résidus miniers qui vont de l’avant en ce moment, il est inévitable que l’amiante fasse encore bien des victimes dans les décennies à venir au Québec.
Toutes les maladies causées par l’amiante doivent être reconnues
Sachant que l’amiante fera encore des milliers de victimes au Québec dans les décennies à venir, la moindre des choses serait de reconnaitre toutes les maladies qu’il cause.
La liste des maladies professionnelles en vigueur depuis le début de la Loi sur les accidents du travail et les maladies professionnelles (LATMP) en 1985, reconnaît l’amiantose, le cancer du poumon et le mésothéliome pulmonaire. Aucun cancer causé par l’amiante n’y a cependant été ajouté en près de 40 ans, malgré les progrès des connaissances scientifiques et la supposée « modernisation » du régime de santé et de sécurité du travail adoptée en 2021. Il est plus que temps d’y inscrire les autres maladies causées par l’amiante.
Le Québec pourrait s’inspirer de la France pour y ajouter le cancer du larynx et des ovaires dès maintenant. Le mésothéliome du péritoine, causé par l’exposition à la fibre d’amiante, devrait également être ajouté à la liste.
Évidemment, rien ne risque de bouger du côté de la liste des maladies professionnelles jusqu’à la nomination des membres du nouveau Comité scientifique de la CNÉSST sur les maladies professionnelles, dont la création est prévue depuis l’adoption de la réforme de 2021, mais dont la nomination des membres se fait toujours attendre. Il est par ailleurs déjà prévu que les premiers travaux de ce comité, une fois qu’il sera formé, porteront sur d’autres questions que les maladies causées par l’amiante. Enfin, même si le comité devait éventuellement recommander l’ajout de nouveaux cancers causés par l’amiante à la liste, d’ici quelques années, une telle recommandation risque de se heurter à l’opposition des organisations patronales qui siègent au conseil d’administration de la CNÉSST et qui peuvent en pratique empêcher un changement à la liste.
Les travailleuses et travailleurs victimes des maladies causées par l’amiante qui restent non reconnues n’ont pas le luxe d’attendre encore des années une éventuelle modification de la liste des maladies professionnelles. Le gouvernement a le pouvoir de modifier cette liste dès maintenant, en vertu de l’article 457 de la LATMP. Il peut le faire, sans attendre le long processus de la CNÉSST qui risque de se terminer en cul-de-sac de toute façon. Par respect pour ces femmes et ces hommes dont on a sacrifié la santé et la vie au nom d’impératifs économiques, toutes les maladies liées à l’amiante doivent être reconnues pour que les prochaines victimes et leurs proches aient accès à une juste indemnisation.