Enjeux-SST

Bulletin n° 14

Remise en question du rôle du médecin traitant

Vers un retour au règne des « médecins de papiers »

Depuis l’entrée en vigueur de la Loi sur les accidents du travail et les maladies professionnelles en 1985, le médecin traitant joue un rôle central dans le dossier d’une victime de lésion professionnelle.

Les règles actuelles ont été adoptées suite à la tenue d’une commission parlementaire en 1983 sur l’administration et le fonctionnement de la CNÉSST, qui avait démontré les abus de pouvoir de la Commission en matière médicale. Devant les histoires « d’horreur » exposées lors de cette commission, les députés avaient alors compris qu’il fallait limiter le rôle décisionnel de la CNÉSST en matière médicale.

Le principe de l’avis prépondérant du médecin traitant, qui avait été retenu par le législateur, visait à protéger les victimes de lésions professionnelles de l’arbitraire de la CNÉSST. Le projet de loi n° 59 le remet toutefois grandement en question.

L’époque des « médecins de papiers »

Si la Loi prévoit que la CNÉSST est liée par l’avis du médecin traitant, c’est en bonne partie pour prévenir les abus qui avaient caractérisé la période antérieure.

Avant 1985, la Commission n’était en effet pas liée par l’avis du médecin traitant, qu’elle pouvait délibérément ignorer. En pratique, la Commission se fiait davantage aux médecins conseils qui travaillaient dans ses bureaux et qui, sans jamais examiner une travailleuse ou un travailleur accidenté ou malade, décidaient du sort des victimes de lésions professionnelles. Comme ces médecins prenaient des décisions uniquement en se basant sur les documents médicaux et notes cliniques qu’ils pouvaient consulter, ils avaient été baptisés « médecins de papiers ».

En pratique, cette période a été caractérisée par de très graves abus et dénis de droits. Le médecin traitant d’une victime de lésion professionnelle avait beau diagnostiquer une lésion grave, prescrire des traitements et ordonner un arrêt de travail, la Commission pouvait écarter ces rapports et privilégier l’avis d’un médecin de papiers qui, trop souvent, minimisait la gravité de la lésion. Au final, les impératifs comptables de la Commission primaient sur la santé et le bien être des victimes. Des travailleuses et travailleurs blessés ou malades étaient ainsi forcés à reprendre le travail malgré leur blessure ou leur maladie, ce qui ne manquait pas d’avoir des conséquences dramatiques.

Le rôle central du médecin traitant dans la Loi actuelle

C’est pour mettre fin aux tristes abus de la période antérieure, qui étaient dénoncés de toutes parts, que le rôle central du médecin traitant a été inscrit dans la Loi.

La CNÉSST est en effet liée par l’avis du médecin traitant sur cinq questions médicales : le diagnostic, les traitements, la consolidation médicale, l’atteinte permanente et les limitations fonctionnelles. Toutes les décisions que prend la Commission doivent tenir compte de cet avis sur ces cinq questions. La CNÉSST et l’employeur peuvent contester l’avis du médecin traitant en suivant une procédure encadrée par la Loi, pouvant mener la victime au Bureau d’évaluation médicale (BÉM). En l’absence d’un avis du BÉM ou en attendant un tel avis, la Commission demeure toutefois liée par l’avis du médecin traitant.

La Loi prévoit aussi une présomption d’incapacité de travail jusqu’à la consolidation médicale de la lésion, ce qui signifie que la CNÉSST ne peut normalement forcer le retour au travail d’une victime en période de traitements médicaux, aussi longtemps que le médecin traitant ne juge pas qu’un tel retour est approprié.

Un employeur peut proposer une assignation temporaire de travail, mais le médecin traitant doit impérativement donner son accord pour que l’assignation temporaire ait lieu. De plus, dès qu’un problème survient lors de cette assignation, le médecin traitant peut aussitôt y mettre fin.

Les attaques au rôle du médecin traitant dans le projet de loi

Le rôle central du médecin traitant est un acquis important pour les travailleuses et travailleurs accidentés ou malades, une garantie que les questions qui intéressent leur santé sont tranchées par un médecin en qui ils peuvent avoir confiance et dont l’opinion ne peut pas être influencée par un intérêt, comme c’est le cas pour un médecin expert payé par l’employeur ou la CNÉSST.

Pourtant, le rôle central et les prérogatives du médecin traitant sont attaqués de nombreuses manières par le projet de loi.

Tout d’abord, la réforme prévoit que la CNÉSST disposerait désormais du pouvoir d’imposer des mesures de « réadaptation avant la consolidation », ce qui lui permettrait de forcer une victime d’accident ou de maladie du travail à retourner au travail pendant la période de traitements médicaux, sans l’accord de son médecin traitant. La travailleuse ou le travailleur serait alors obligé d’entreprendre un retour au travail progressif ou à un travail « léger » même si sa lésion n’est pas guérie et que le médecin traitant s’oppose aux tâches imposées. Ces mesures seraient en outre non-contestables et le refus d’obtempérer entraînerait la suspension de l’indemnité.

La réforme prévoit également des modifications au processus d’évaluation médicale qui auront pour effet de diminuer le rôle du médecin traitant. Désormais, un médecin du Bureau d’évaluation médicale (BÉM) pourrait décider qu’une lésion est consolidée, même en l’absence de litige sur cette question, et dès lors, il serait forcé de se prononcer sur l’atteinte permanente et les limitations fonctionnelles. En comparaison, la loi actuelle permet au médecin du BÉM de retourner le dossier au médecin traitant pour que ce dernier évalue lui-même les séquelles permanentes.

Le projet de loi prévoit aussi un mécanisme permettant à la CNÉSST de se lier à l’avis de son propre médecin expert, sans passer par un avis du BÉM, en cas de retard dans la procédure d’évaluation médicale.

Ces changements auront évidemment pour effet de déposséder le médecin traitant de son rôle central, au profit des prétendus « experts » de la CNÉSST et du BÉM. Ils entraîneront des fermetures de dossiers et des retours au travail plus rapides, contre l’avis du médecin d’une victime.

Mentionnons aussi que la réforme permettra à la CNÉSST de limiter par règlement le droit à l’assistance médicale des travailleuses et travailleurs, permettant à la Commission de refuser le paiement d’une prothèse, d’une orthèse ou d’un médicament, malgré la prescription du médecin traitant.

Enfin, le projet de loi prévoit aussi l’abolition de la réadaptation physique, qui permet actuellement au médecin traitant de prescrire des traitements après la consolidation médicale d’une lésion afin d’atténuer la douleur ou les difficultés qu’elle entraîne. Là aussi, on élimine des dispositions de la Loi qui accordent un rôle central au médecin traitant.

Un retour en arrière qu’il faut refuser

Le médecin traitant est mieux placé que quiconque pour évaluer la condition et les besoins de son patient. Grâce au suivi qu’il assure, il peut constater l’évolution de l’état de santé de la travailleuse ou du travailleur et ajuster les traitements selon leur efficacité.

Il est essentiel que le médecin traitant demeure au cœur du processus de réparation des lésions. Les restrictions à son rôle contenues dans le projet de loi sont totalement inacceptables et doivent être retirées!

 

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