Maladies du travail en bref
Décembre 2017

Améliorer la reconnaissance des cancers professionnels : un pas vers leur prévention

Norman King

Le cancer est une maladie chronique redoutable qui a de multiples origines. Il constitue la première cause de décès dans la majorité des pays industrialisés, y compris au Québec. On sait que parmi les causes importantes du cancer, on trouve l’exposition à différents contaminants et à certaines contraintes en milieu de travail.

Reconnaître légalement qu’un cancer est d’origine professionnelle est une chose fort importante. D’abord, cette reconnaissance permet évidemment aux victimes d’être indemnisées. Ensuite, elle permet aussi de multiplier les efforts de prévention afin d’éviter l’apparition de cette maladie.

L’uttam a publié, dans son Journal de l’hiver 2014, un article à propos d’une importante étude de l’Institut de recherche Robert-Sauvé en santé et en sécurité du travail (IRSST) sur les cancers d’origine professionnelle (Labrèche 2013)1. En 2013, les auteurs de cette étude estimaient qu’il y avait eu 20 200 décès par cancer et 48 700 nouveaux cas diagnostiqués au Québec. Les auteurs tentaient d’évaluer le nombre de ces cancers et décès qui seraient attribuables au travail. Selon leur estimé, entre 2002 et 2006, il y aurait eu entre 1 800 et 3 000 nouveaux cas de cancers reliés au travail (ou cancers professionnels) à chaque année et entre 1 070 et 1 700 décès reliés à des cancers professionnels annuellement.

Pourtant, selon une autre recherche de l’IRSST (Duguay 2014)2, entre 2005 et 2007, la CNÉSST n’a reconnu que 94 néoplasmes, tumeurs et cancers annuellement à titre de maladies professionnelles alors que ce chiffre se situe à 89, entre 2009 et 2011. On constate donc qu’il y a un écart important entre l’évaluation du nombre de cancers professionnels et le nombre de cas reconnus et indemnisés par la CNÉSST.

Une autre façon de regarder le problème est d’estimer le nombre de travailleuses et de travailleurs québécois exposés à des agents cancérogènes en milieu de travail. Les chercheurs de l’IRSST ont regardé cette question et leur étude (Labrèche 2017)3 montre que le nombre de travailleuses et de travailleurs exposés aux contaminants et aux contraintes qui causent le cancer en milieu de travail est très élevé. Par exemple, près de 200 000 travailleuses et travailleurs seraient exposés aux émanations de moteurs diesels et plusieurs milliers seraient exposés aux hydrocarbures aromatiques polycycliques (HAP), au benzène, au plomb et aux poussières de bois, tous des produits reconnus comme étant cancérogènes. De plus, dans certains secteurs d’activité économique (la fabrication d’équipement de transport, de produits chimiques, de papier, de produits de métal, ou encore l’industrie primaire du métal, etc.) les travailleuses et travailleurs sont exposés à jusqu’à 25 agents cancérogènes en même temps.

Tout ce qui précède démontre clairement que des milliers de travailleuses et de travailleurs sont à risque de développer un cancer en raison de leur exposition en milieu de travail. De plus, le nombre de cancers reconnus ne représente qu’une petite fraction du nombre réel de cancers professionnels.

Enfin, une dernière façon d’illustrer le retard du Québec dans la reconnaissance des cancers professionnels est de comparer le nombre de contaminants reconnus cancérogènes par le Règlement sur la santé et la sécurité du travail (RSST) et le nombre de contaminants pour lesquels la liste des maladies de l’annexe 1 de la Loi sur les accidents du travail et les maladies professionnelles (LATMP) prévoit une présomption de maladie professionnelle. L’étude de Duguay 2014 mentionne 38 cancérogènes inclus à l’annexe 1 du RSST. Or, le seul contaminant chimique prévu par l’annexe 1 de la LATMP comme cause présumée de cancer est l’amiante (cancer pulmonaire et mésothéliome).

En d’autres mots, une travailleuse ou un travailleur québécois exposé à un ou plusieurs des 37 agents cancérogènes, autres que l’amiante, mentionnés dans le RSST et qui développe un cancer ne bénéficie pas de la présomption de maladie professionnelle prévue par la LATMP. Dans ce cas, le fardeau de preuve lui incombe et il lui appartient donc de prouver que son cancer est causé par son travail.

Tel que mentionné par les chercheurs de l’IRSST en 2013 : « En partie à cause des difficultés à prouver une relation causale et aussi de la longue période de latence entre l’exposition en milieu de travail et la survenue du cancer, il ressort que très peu de cancers font l’objet d’une indemnisation par la CSST ». Il est clair que cette situation doit changer.

Une nouvelle recherche ontarienne

Une recherche récente publiée en Ontario4 nous permet d’avancer un peu plus vers une véritable reconnaissance des cancers professionnels. Tout comme leurs collègues québécois, ces chercheurs considèrent qu’il est essentiel de connaître le fardeau réel des cancers professionnels afin de faire des recommandations aux autorités visant à éviter l’exposition aux agents cancérogènes, pour réduire le nombre de cancers professionnels.

La démarche ontarienne ajoute des connaissances supplémentaires aux études effectuées au Québec. En effet, le rapport estime non seulement le nombre de travailleuses et de travailleurs exposés à différents agents cancérogènes (comme on l’a fait au Québec), mais il estime aussi le nombre de cancers qui résulteraient de ces expositions annuellement. À partir de ces estimés et des données québécoises sur le nombre de travailleuses et de travailleurs exposés aux agents cancérogènes, il est possible d’estimer le nombre de cancers qui seraient causés par ces agents en milieu de travail au Québec. Ces estimés sont présentés au tableau 1.

Tableau 1

Nombre de cancers professionnels qui seraient causés par différents agents cancérigènes en milieu de travail (Ontario et Québec)

Nombre de travailleurs exposés (Ontario)

Nombre de cancers qui en résulterait (Ontario)

Nombre de travailleurs exposés (Québec)

Nombre de cancers qui en résulterait (Québec)

Émanations de diesel

300 000

Poumons : 170

Vessie : 45

180 000

Poumons : 102

Vessie : 27

Hydrocarbures aromatiques polycycliques (HAP)

134 000

Poumons : 60

Vessie : 30

Peau : 15

70 000

Poumons : 31

Vessie : 16

Peau : 8

Benzène

147 000

Leucémie : 10

Myélome multiple : <5

70 000

Leucémie : 5

Myélome multiple : <3

Poussières de bois

92 000

Sino-nasal et naso-pharynx : <10

70 000

Sino-nasal et naso-pharynx : <8

Silice

142 000

Poumons : 200

70 000

Poumons : 100

Rayonnement solaire

449 000

Peau (non-mélanome) : 1400

225 000

Peau (non-mélanome) : 700

Travail de nuit *

833 000

Sein : 180 à 460

500 000

Sein : 108 à 276

* En 2010, le Centre international de recherche sur le cancer (CIRC) a considéré que le travail posté qui induit la perturbation des rythmes circadiens est probablement cancérogène.

Cette liste n’est pas exhaustive et n’inclut pas les cancers en lien avec l’amiante, mais elle donne une idée de l’ampleur des cancers causés par certains agents ou contaminants précis et explique en bonne partie les causes des 1 800 à 3 000 cancers professionnels qui surviennent au Québec chaque année. Quand on considère que, dans les faits, il y a moins de 100 cancers professionnels reconnus par la CNÉSST annuellement, on constate le chemin qui reste à parcourir pour obtenir une véritable reconnaissance des cancers professionnels au Québec.

Recommandations pour la prévention

Les chercheurs ontariens et québécois terminent leurs études avec une série de recommandations très pertinentes visant à réduire ou à éliminer l’exposition des travailleuses et des travailleurs aux agents cancérogènes en milieu de travail.

L’étude ontarienne fait des recommandations précises pour chaque contaminant et chacune des contraintes séparément. Pour l’amiante, la nature des recommandations est semblable à ce qui existe déjà au Québec, et les obligations des employeurs québécois concernant l’amiante ont été résumées récemment dans un article du Journal de l’uttam paru à l’été 2017. Pour les autres contaminants chimiques, les recommandations de l’étude ontarienne peuvent se résumer comme suit :

  • Émanations de diesel : rendre les normes d’exposition plus sévères et remplacer les vieux véhicules et la vieille machinerie lourde par de nouveaux équipements qui polluent moins;
  • Poussières de silice : améliorer la surveillance environnementale et la surveillance médicale pour s’assurer que les niveaux d’exposition demeurent sécuritaires et que toute atteinte précoce à la santé soit dépistée rapidement afin de permettre un suivi individuel approprié;
  • Fumées de soudure, hydrocarbures aromatiques polycycliques (HAP) et les poussières de bois : améliorer les exigences de ventilation pour diminuer l’exposition des travailleuses et des travailleurs;
  • Autres contaminants chimiques (ex. : benzène, arsenic) : remplacer ces contaminants par d’autres produits moins nocifs.

Le règlement québécois (RSST) contient déjà certaines exigences semblables à celles recommandées par l’étude ontarienne. Par exemple, l’article 39 stipule qu’il faut remplacer les matières dangereuses par d’autres moins dangereuses. Malheureusement, cet article laisse une porte de sortie aux employeurs en précisant que ceci doit se faire en autant que cela soit possible. De plus, l’article 42 du RSST prévoit que l’exposition des travailleuses et des travailleurs doit être réduite au minimum pour tout agent démontré ou soupçonné cancérogène pour l’humain. La mise en application stricte par la CNÉSST de ces deux exigences, dans tous les milieux de travail au Québec, contribuerait grandement à réduire les cancers professionnels à l’avenir.

Il est important de noter que les quarts de travail qui impliquent une perturbation du rythme circadien (ex. le travail de nuit) sont désormais reconnus comme probablement cancérogènes. Cette contrainte est complexe à traiter, car elle ne peut pas être éliminée dans tous les milieux de travail. Le rapport ontarien mentionne qu’une rotation rapide entre les différents quarts de travail et des périodes de repos adéquates entre les quarts de travail peut diminuer les impacts de ce type de travail, mais il reste beaucoup à faire pour développer d’autres moyens de prévention.

Prévenir les cancers futurs et reconnaître ceux du passé

L’implantation de ces recommandations, accompagnée de mécanismes sérieux afin de les faire respecter, pourrait permettre à la longue de réduire significativement le nombre de cancers professionnels au Québec. Par contre, leur implantation ne corrigerait pas les problèmes du passé. En effet, en raison de la longue période de latence, un cancer qui se développe aujourd’hui est le résultat des conditions de travail d’il y a 20 ou 30 ans et plus. Il est donc trop tard pour faire de la prévention pour les travailleuses et travailleurs qui ont été exposés aux cancérogènes dans le passé, mais au nom de l’équité et de la justice, il est primordial de s’assurer que leur cancer soit reconnu à titre de maladie professionnelle.

Pour ce faire, il est également essentiel de mettre à jour la liste des maladies professionnelles de l’annexe 1 de la loi afin d’y inclure tous les agents reconnus définitivement et probablement cancérogènes pour l’humain. La facilitation de la preuve à faire par une travailleuse ou un travailleur atteint d’un cancer ayant été exposé à un ou plusieurs de ces agents aurait deux avantages majeurs. D’une part, cela rendrait le système d’indemnisation des maladies professionnelles plus équitable en tenant compte des connaissances scientifiques actuelles. D’autre part, une reconnaissance du fardeau réel des cancers d’origine professionnelle inciterait les employeurs à mettre de l’avant les moyens de prévention recommandés par les chercheurs, ce qui aurait pour effet de diminuer le nombre de cancers professionnels au Québec de façon importante dans les années à venir.

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Notes

1. Labrèche, Duguay, Boucher, Arcand; Estimation du nombre de cancers d’origine professionnelle au Québec; IRSST, Rapport R-789; 13 novembre 2013.

2. Duguay, Boucher, Busque; Statistiques sur les maladies professionnelles au Québec; Colloque Maladies professionnelles au Québec, Portrait, Défi et perspectives; IRSST; 28 novembre 2014.

3. Labrèche, Busque, Roberge, Champoux, Duguay; Exposition des travailleurs québécois aux cancérogènes : industries et groupes professionnels; IRSST, Rapport : R-964; 12 juin 2017.

4. Cancer Care Ontario, Occupational Cancer Research Center; Burden of Occupational Cancer in Ontario: Major Workplace Carcinogens and Prevention of Exposure ; Toronto, Queen’s Printer for Ontario; 2017.

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Norman King est détenteur d’une Maîtrise ès sciences en Épidémiologie.

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