Selon plusieurs chercheurs, la santé des travailleuses est souvent considérée comme étant un sujet moins prioritaire que la santé des travailleurs.
Par exemple, dans un récent texte, Karen Messing1 précise que déjà en 1996 plusieurs articles scientifiques avaient démontré que les femmes et les emplois occupés par les femmes étaient sous représentés dans des recherches en santé et sécurité au travail. Heureusement, d’après Messing, les choses ont quelque peu évolué depuis la fin des années 1990 et certains groupes et chercheurs s’intéressent désormais davantage à la santé des travailleuses.
À titre d’illustration, Brophy et collègues ont effectué une étude cas-témoin pour tenter d’identifier les facteurs de risque en milieu de travail pour le développement du cancer du sein2. Les auteurs ont identifié plusieurs secteurs d’activité avec un risque élevé pour le développement d’un cancer du sein, tels ceux de l’agriculture, du métal, du plastique et du caoutchouc, où l’on retrouve de multiples contaminants chimiques.
Contrairement à ce que l’on pourrait penser, des facteurs de risque autres que chimiques pourraient aussi causer le cancer du sein. En effet, Brophy et collègues ont trouvé que les travailleuses des bars et des casinos démontrent également un risque élevé (plus de deux fois) pour le développement d’un cancer du sein.
Puisque cette étude a été publiée en 2012, les auteurs mentionnent la fumée de tabac environnementale comme facteur de risque potentiel, mais ils évoquent aussi le rôle possible du travail de nuit en raison de la perturbation du cycle circadien, soit le rythme biologique sur une période de 24 heures, et une baisse de production de mélatonine3. À ce sujet, un article de Christiane Gadoury sur les rythmes biologiques, les facteurs qui les influencent et l’impact possible de la non-sécrétion de mélatonine sur le développement de cancers hormono-dépendants du sein avait été publié dans le Journal de l’uttam de l’automne 2013.
Examinons de plus près maintenant la relation entre le travail de nuit et le développement du cancer du sein. En 2010, le Centre international de recherche sur le cancer (CIRC) a publié une monographie sur trois sujets différents, dont le travail de nuit4. Cette monographie présente les résultats de huit études effectuées chez des travailleuses dont les quarts de travail incluaient le travail de nuit. Dans plusieurs cas, les études concernaient les infirmières.
La plupart des études ont démontré un excès de risque après avoir tenu compte de facteurs confondants possibles, et une étude qui ne démontrait pas un tel excès avait des limites méthodologiques importantes selon les auteurs de la monographie. D’autres études sur les agentes de bord ont également démontré un excès de risque pour le cancer du sein.
De plus, le niveau de risque augmentait avec la durée de l’emploi, ce qui appuie l’existence d’une relation causale entre le travail de nuit, la dérégulation des rythmes biologiques et ce cancer. Dans le cas des agentes de bord, les rayonnements cosmiques peuvent aussi contribuer au développement de cette maladie.
En tenant compte de tout ce qui précède, les auteurs de la monographie ont conclu que le mode de travail responsable d’une modification du rythme circadien est « probablement cancérigène chez l’humain ». Notons que le CIRC publiera une nouvelle monographie traitant du travail sur les quarts de nuit sous peu.
Un aperçu de cette monographie vient d’être publié en ligne5, et le CIRC maintient son avis à l’effet que le travail sur les quarts de nuit est probablement cancérigène pour l’humain. Les preuves les plus probantes concernent le cancer du sein, mais la monographie mentionne des études qui identifient un lien entre le travail sur des quarts de nuit et le cancer de la prostate ainsi que le cancer du côlon. Davantage d’études sont cependant requises pour valider les preuves concernant ces deux derniers types de cancer.
D’autres auteurs se sont penchés sur cette question depuis la publication de la première monographie du CIRC et ils arrivent à des conclusions semblables. En 2018, Cordina-Duverger et collègues, de l’Institut national de la santé et de la recherche médicale en France (Inserm), ont ré-analysé cinq grandes études internationales retraçant l’exposition au travail de nuit chez plus de 13 000 femmes. Le grand nombre de femmes suivies ajoute de la force aux conclusions des chercheurs6.
Selon l’Inserm, qui résume cette étude, les résultats « apportent de solides arguments en faveur d’un lien entre le travail de nuit et le cancer du sein ». En effet, chez les femmes non ménopausées, le travail de nuit (défini ici comme un travail d’au moins 3 heures entre minuit et 5 heures) augmente de 26 % le risque de développer un cancer du sein.
Le risque augmente chez les femmes ayant travaillé plus de deux nuits par semaine pendant au moins dix ans et diminue après l’arrêt du travail de nuit. Cette augmentation de risque n’est pas observée chez les femmes après la ménopause. Une des chercheurs suggère que ceci peut s’expliquer par le fait qu’après la ménopause, une grande partie de femmes a cessé de travailler la nuit depuis plusieurs années.
Tout comme Christiane Gadoury en 2013, l’Inserm conclut qu’en raison de plusieurs effets possibles du travail de nuit sur la santé, comme les problèmes de sommeil, la difficulté de la conciliation famille-travail, l’exclusion de la vie sociale et le cancer du sein, il faut porter une attention particulière à l’organisation du travail, entre autres, en limitant le nombre de nuits travaillées.
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1 Messing K. (sous presse); Le deuxième corps, le deuxième rôle, la deuxième santé: le choix forcé entre égalité et santé des femmes au travail; In Sophie Le Garrec (éd.) Enjeux et écueils de la santé au travail; Érès; Toulouse.
2 Brophy, Keith, Watterson et collègues; Breast cancer risk in relation to occupations with exposure to carcinogens and endocrine disruptors; Environmental Health; 11, 2012.
3 La mélatonine, parfois appelée l’hormone du sommeil, est secrétée par une glande dans le cerveau et sa production varie en fonction de la lumière. Les personnes qui travaillent de nuit, souvent peu exposées à la lumière, peuvent vivre une dérégulation de la production de mélatonine qui peut, à son tour, favoriser le développement du cancer du sein. Voir Passeport Santé : Mélatonine: bienfaits et effets secondaires de cette hormone du sommeil .
4 Centre international de recherche sur le cancer; IARC Monographs on the Evaluation of Carcinogenic Risks to Humans; Volume 98; Painting, Firefighting and Shiftwork; 2010.
5 The Lancet; Carcinogenicity of night shift work; Vol. 20, Août 2019; Pp: 1058-1059.
6 E. Cordina-Duverger et coll.; Night shift work and breast cancer : a pooled analysis of population based case-control studies with complete work history; Eur. J. Epidemiology (2018); citée par Inserm Travail de nuit et cancer du sein : de nouveaux arguments en faveur d’un lien; septembre 2018.
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Norman King est détenteur d'une Maîtrise ès sciences en Épidémiologie.