15 juillet 2021
Depuis le dépôt du projet de loi 59 par le ministre du Travail, Jean Boulet, l’uttam multiplie les moyens pour dénoncer la réforme et faire connaitre la menace qu’elle fait peser sur les droits des travailleuses et travailleurs qui ont subi ou subiront une lésion professionnelle.
S’il est vrai que le projet de loi concerne à la fois les régimes de prévention et de réparation des lésions professionnelles, comme organisation vouée à la défense des victimes d’accidents et de maladies du travail, c’est avant tout les changements prévus au régime de réparation qui nous préoccupent. À ce chapitre, le projet de loi du ministre Boulet est une véritable catastrophe. En effet, afin de réduire les coûts pour les employeurs, la réforme réduit gravement les droits des victimes de lésions professionnelles.
La Commission de l’économie et du travail procède à l’examen détaillé du projet de loi 59 depuis le début du mois de mars. De mars à juin, en 9 semaines de travaux, près de la moitié des articles de ce volumineux projet de loi ont ainsi pu être adoptés lors de cette étude article par article.
Pratiquement tous les articles qui modifient la Loi sur les accidents du travail et les maladies professionnelles (LATMP) ont été adoptés et feront partie de la réforme si elle devait finalement être adoptée par l’Assemblée nationale à l’automne.
S’il est vrai que les multiples dénonciations de la réforme, qui ont fusé de toutes parts depuis le dépôt du projet de loi en octobre 2020, ont amené le ministre à retirer certains éléments inacceptables de son projet de loi, il y reste encore énormément de reculs prévus aux droits des victimes de lésions professionnelles.
Il est maintenant possible de dresser une liste assez complète des droits que perdront les victimes d’accidents et de maladies du travail si le projet de loi 59 devait finalement entrer en vigueur. C’est ce que nous tenterons de faire dans le présent dossier, avant de dresser un bilan de la lutte menée jusqu’ici et d’aborder la nécessité de se mobiliser à l’automne.
Un des aspects importants de la réforme du régime de réparation prévu par le projet de loi 59 consiste à accélérer le retour au travail des victimes de lésions professionnelles et du même coup le moment où la CNÉSST met fin au versement de l’indemnité de remplacement du revenu.
Malgré quelques reculs du ministre à ce sujet, une série de dispositions adoptées lors de la commission permettront désormais à la CNÉSST d’imposer des retours au travail chez l’employeur, parfois sans égard pour la condition de la victime ou de l’opinion de son médecin traitant.
Le retour au travail forcé avant la consolidation : la CNÉSST pourra désormais imposer des mesures de « réadaptation avant la consolidation », incluant l’imposition de retour au travail alors que la victime est toujours en période de traitements médicaux pour sa lésion. Tel qu’adopté, l’article qui encadre ces mesures prévoit que l’accord du médecin traitant ne sera nécessaire que si la Commission juge que la mesure « a un effet sur l’état de santé ». Dans aucun cas l’accord de la victime n’est nécessaire et l’indemnité sera suspendue en cas de refus.
Le retour forcé chez l’employeur : chaque fois que c’est possible, la CNÉSST forcera le retour au travail chez l’employeur, malgré les limitations fonctionnelles de la victime, quitte à imposer des mesures pour le permettre, que la victime le souhaite ou non. Les travailleuses et travailleurs n’auront donc pas la possibilité de refuser d’exercer leur « droit » à l’accommodement. On placera ainsi des victimes d’accidents ou de maladies du travail en position de vulnérabilité face à un employeur devenu hostile suite à la lésion professionnelle. Cette nouvelle façon de faire risque d’avoir des conséquences graves pour bien des non-syndiqués et pour les employés d’agences de placement en particulier, qui ont peu de recours en cas de congédiement sous un prétexte quelconque.
Des assignations temporaires facilitées et sous-payées : le projet de loi prévoit l’utilisation d’un nouveau formulaire d’assignation temporaire qui obligera le médecin à identifier les « limitations fonctionnelles temporaires » de la victime. Ce changement vise clairement à restreindre les possibilités des médecins de refuser une assignation temporaire proposée pour des motifs qui ne seraient pas reliés au respect des limitations, comme par exemple, si elle n’est pas favorable à la réadaptation de la victime.
Plus grave encore, le projet de loi légalise la pratique de sous-payer les travailleuses et travailleurs en assignation temporaire. Alors que l’employeur doit, selon la loi actuelle, payer à la travailleuse ou au travailleur assigné temporairement à un travail 100 % du salaire suivant l’horaire régulier, il pourra désormais ne payer que les heures faites. La CNÉSST ne compensera la différence qu’à hauteur de l’indemnité de remplacement du revenu, et ce, en appliquant le maximum annuel assurable. Au final, des victimes de lésions professionnelles se retrouveront à travailler pour 90 % de leur salaire ou moins.
L’abolition de la présomption d’incapacité des victimes de maladies de 55 à 59 ans : la loi actuelle prévoit une mesure permettant aux victimes de maladies du travail âgées de 55 à 59 ans au moment de leur lésion d’être indemnisées jusqu’à la retraite en cas de perte d’emploi en raison de leur maladie. Avec le projet de loi, cette mesure disparaît et ces travailleuses et travailleurs malades seront désormais forcés de chercher un nouvel emploi malgré leur âge.
Des emplois « convenables » même si on ne peut pas faire toutes les tâches : le projet de loi prévoit une modification à la définition d’« emploi convenable » qui pourrait avoir des conséquences dramatiques pour certaines victimes de lésions professionnelles. Si la réforme est adoptée, la CNÉSST pourra déterminer un emploi « convenable » sans tenir compte de la capacité de la travailleuse ou du travailleur à exercer les tâches dites « secondaires » de cet emploi. Concrètement, des victimes devront donc chercher et trouver un emploi qu’elles ne peuvent en réalité exercer et le Tribunal ne pourra pas renverser la décision si l’incapacité de travail ne repose que sur ces tâches « secondaires ».
La recherche d’emploi obligatoire : le projet de loi prévoit que, suite à la détermination d’un emploi convenable ou à la perte d’un emploi suite à une lésion professionnelle, les services de soutien en recherche d’emploi offerts par la CNÉSST deviendront systématiques et obligatoires. Les travailleuses et travailleurs seront donc désormais forcés de participer à ces démarches sous peine de suspension de leur indemnité de remplacement du revenu.
Il est déjà difficile pour une victime de maladie professionnelle de démontrer que sa lésion a été causée par son travail. Loin d’améliorer les choses, le projet de loi rendra plus difficile ou carrément impossible la reconnaissance de certaines maladies du travail.
L’exclusion de certaines surdités professionnelles du régime : le projet de loi prévoit l’exclusion complète de toute possibilité d’indemnisation pour certaines atteintes auditives. La Commission de l’économie et du travail doit encore déterminer les critères exacts de cette exclusion, mais le principe de l’exclusion a lui-même été adopté. Il s’agit d’un grave retour en arrière : dans le cadre de la loi actuelle, toute maladie peut être reconnue, à condition de prouver qu’elle a été causée par le travail. L’exclusion de certaines maladies du régime de réparation serait une première depuis 1979.
Une liste de maladies que la CNÉSST pourra modifier à sa guise : la liste actuelle des maladies présumées professionnelles est protégée par la loi. Si la CNÉSST peut y ajouter de nouvelles maladies qu’elle reconnait, elle ne peut en retirer. Ce ne sera plus le cas avec le projet de loi 59, qui déplace la liste des maladies dans un nouveau règlement et accorde le pouvoir à la Commission de la modifier à sa guise. La CNÉSST pourra désormais ajouter des conditions et des seuils d’exposition pour faire obstacle à la reconnaissance de certaines maladies ou carrément en retirer de la liste.
Des conditions particulières pour plusieurs maladies : dans la loi actuelle, la victime d’une maladie ayant exercé un « genre de travail » correspondant à celle-ci selon la liste des maladies professionnelles bénéficie d’une présomption légale facilitant l’acceptation de sa réclamation. Avec la réforme, il faudra désormais rencontrer des « conditions particulières » qui peuvent inclure des facteurs n’ayant rien à voir avec le travail. Certaines des conditions qu’on retrouve dans le projet de loi 59 concernent, par exemple, le comportement de la victime (la cigarette, par exemple) ou la durée d’emploi. Ces nouveaux obstacles rendront évidemment plus difficile la reconnaissance de plusieurs maladies du travail.
Un comité scientifique devant répondre aux commandes de la CNÉSST : le projet de loi 59 prévoit la création d’un comité scientifique mandaté pour faire des recommandations au sujet des maladies professionnelles. Malheureusement, c’est la CNÉSST qui déterminera les mandats de travail de ce nouveau comité. La Commission risque donc de lui faire examiner toutes les maladies de la liste n’ayant pas encore de conditions particulières au-delà du travail exercé, afin qu’il vérifie s’il y a lieu d’ajouter de telles conditions. Notons aussi que l’autorisation des dépenses du comité devra tenir compte des priorités de la CNÉSST, à qui le comité doit rendre des comptes.
Un obstacle à la reconnaissance des cancers professionnels : le projet de loi introduit un mécanisme spécifique aux cancers professionnels qui rendra plus difficile la reconnaissance de ces maladies. Dès le dépôt d’une réclamation pour un cancer causé par le travail, le médecin traitant, qui est pourtant habituellement un oncologue, sera dessaisi du dossier de la victime qui sera soumis à l’évaluation d’un comité d’experts basée sur le même modèle que la procédure établie pour les maladies pulmonaires. Ce comité des maladies professionnelles oncologiques, créé par la réforme, donnera alors un avis dont les conclusions lieront la CNÉSST à la place de l’opinion du médecin traitant. Ce n’est que si le comité confirme l’avis du médecin traitant que la Commission pourrait alors accepter la réclamation.
Le projet de loi prévoit également d’importantes limitations aux droits à l’assistance médicale et à la réadaptation des victimes de lésions professionnelles. Dans bien des cas, les modalités thérapeutiques ne seraient plus déterminées par le médecin traitant, mais plutôt par ce que prévoient les règlements de la CNÉSST. Ces nouvelles restrictions, que la réforme menace d’imposer aux droits à l’assistance médicale et à la réadaptation, remettent en question l’objectif même du régime qui est censé être la réparation des lésions professionnelles et de leurs conséquences. L’étude d’impact publiée par le ministère du Travail au moment du dépôt du projet de loi prévoit d’ailleurs des économies majeures grâce à ces modifications à la loi.
Un règlement pour restreindre le droit aux médicaments : la loi actuelle prévoit le plein remboursement de tous les médicaments et produits pharmaceutiques prescrits pour une lésion professionnelle. Avec la réforme, ce droit sera limité à ce qui sera prévu dans un règlement que la CNÉSST devra adopter. La Commission pourrait donc désormais empêcher l’accès à certains médicaments ou produits pharmaceutiques.
Disparition du droit aux prothèses et orthèses : le droit aux prothèses et orthèses, qui fait partie du droit à l’assistance médicale dans la loi actuelle, disparaît avec la réforme. Désormais, les victimes n’auront droit qu’à ce qu’accordera un éventuel règlement que la CNÉSST pourrait adopter sur l’équipement adapté, lequel pourra comprendre les limites et restrictions que la Commission jugera bonnes d’imposer.
Abolition du droit à la réadaptation physique : le projet de loi 59 élimine le droit à la réadaptation physique des victimes ayant des séquelles permanentes, qui comprenait notamment les soins ou traitements jugés nécessaires par le médecin traitant pour atténuer l’incapacité physique ou pallier aux limitations. Certes, les efforts de l’opposition lors de l’étude article par article ont permis qu’une possibilité de services de réadaptation physique demeure inscrite dans la loi, mais ces services se limiteront à ce que la CNÉSST prévoira dans un éventuel règlement.
Restrictions à la réadaptation sociale et professionnelle : les listes de mesures de réadaptation auxquelles peuvent avoir droit les victimes qui conservent des séquelles permanentes deviennent limitatives. Les travailleuses et travailleurs perdent le droit à toute mesure de réadaptation sociale ou professionnelle qui n’est pas explicitement prévue par la loi ou un règlement.
Le projet de loi 59 prévoit également d’autres reculs pour les droits des travailleuses et travailleurs, qui visent généralement la réduction des coûts du régime en réduisant les possibilités d’être indemnisé ou soigné pour un accident ou une maladie du travail.
Discrimination des travailleuses domestiques : une des très rares avancées de la réforme sera de permettre enfin à certaines travailleuses domestiques de bénéficier de la couverture automatique du régime de réparation en cas d’accident ou de maladie du travail. Ce n’est rien de révolutionnaire, puisque la Commission des droits de la personne et des droits de la jeunesse juge, depuis plus de 12 ans, que l’exclusion des domestiques sous la loi actuelle est discriminatoire. Plutôt que d’éliminer cette discrimination, le projet de loi 59 la maintient en traitant différemment ces travailleuses domestiques qui devront atteindre un seuil minimal d’heures de travail pour être couvertes, alors qu’un tel critère ne s’applique à aucune autre catégorie d’emploi.
Élimination de la rétroactivité de l’indemnité avant la réclamation : pour toute lésion professionnelle, la date d’incapacité de travail devient la date du dépôt de la réclamation, quelle que soit la date réelle de l’arrêt de travail. À moins de déposer sa réclamation dans les 14 premiers jours de la lésion, des journées d’indemnité de remplacement du revenu seront donc nécessairement perdues. Cela signifie qu’une victime sera pénalisée même si elle ne pouvait en réalité produire sa réclamation plus tôt, par exemple, parce qu’elle était dans l’impossibilité d’agir suite à son accident ou qu’elle ignorait que sa maladie provenait du travail.
Aucune rétroactivité pour une lésion survenue plus de trois ans avant la réclamation : pour une lésion survenue plus de trois ans avant la réclamation, aucun frais relié à cette réclamation ne pourra être payé rétroactivement, que ce soit des frais de réadaptation, d’assistance médicale ou autre.
Un élargissement du rôle du BÉM aux dépens du médecin traitant : avec le projet de loi, un médecin du Bureau d’évaluation médicale (BÉM) pourra se prononcer sur la consolidation d’une lésion même si cette question n’est pas en litige. De plus, il devra déterminer les séquelles permanentes s’il juge la lésion consolidée, sans possibilité de laisser le médecin traitant établir l’atteinte permanente et les limitations fonctionnelles.
Comme la Commission de l’économie et du travail n’a pas totalement terminé l’adoption des articles du projet de loi qui concernent la Loi sur les accidents du travail et les maladies professionnelles, certains reculs prévus par la réforme n’ont pas encore été adoptés. On peut toutefois prévoir qu’ils le seront quand les travaux reprendront.
Une prescription pour les indemnités de décès : avec cette mesure, dont l’adoption reste à venir, il ne serait plus possible de réclamer pour un décès causé par le travail cinq ans après qu’il se soit produit. Actuellement, une telle limite absolue n’existe pas.
Des limites à l’assistance médicale selon la lésion : cette disposition pourrait être adoptée dès la reprise de l’étude du projet de loi. Elle prévoit que la CNÉSST pourra établir, par règlement, des limites spécifiques aux droits à l’assistance médicale qui varieront selon la lésion. Ainsi, le droit aux traitements ou aux médicaments ne dépendrait plus des besoins de la victime et des prescriptions de son médecin, mais de limites arbitraires fixées par règlement et variant selon le diagnostic.
On le constate, pour les travailleuses et travailleurs accidentés ou malades les reculs prévus par la réforme sont à la fois nombreux et importants. Ce n’est donc pas pour rien que l’uttam dénonce ce projet de loi depuis le jour de son dépôt, en octobre 2020, d’autant plus qu’une fois adoptés, les changements resteront sans doute en vigueur pendant plusieurs décennies.
La lutte a pris plusieurs formes au cours des mois. Notre organisation a d’abord mené une campagne d’information pour alerter les membres et les alliés des graves reculs prévus par le projet de loi. En janvier dernier, nous avons déposé et présenté un mémoire en commission parlementaire. Depuis, nous nous sommes lancés dans une vigoureuse campagne de mobilisation, de concert avec les organisations syndicales. Des membres de l’uttam ont ainsi participé à plusieurs marches et rassemblements, incluant une manifestation à Trois-Rivières devant le bureau de circonscription du ministre Boulet, une action devant le centre administratif de la CNÉSST le 28 avril, la marche syndicale et populaire du 1er mai et une vigie de 59 heures à Québec devant l’Assemblée nationale au début du mois de juin.
En plus de mener ces actions pour dénoncer la réforme, l’uttam a activement soutenu le travail de l’opposition tout au long de l’étude détaillée du projet de loi, ce qui a contribué significativement à ralentir son adoption.
Toute cette mobilisation pour la défense des droits des travailleuses et travailleurs a fait pression sur le gouvernement et le ministre. Ce dernier a d’ailleurs dû, en cours de route, jeter du lest. Il a en effet retiré certaines dispositions qui étaient prévues initialement par la réforme. Bien que la liste des reculs adoptés soit impressionnante, le projet de loi tel que déposé en octobre 2020 était bien pire.
Malgré ces reculs du ministre, un très grand nombre de dispositions qui attaquent les droits des victimes de lésions professionnelles ont été adoptées lors de l’étude détaillée, comme on a pu le voir. À tel point, qu’après avoir revendiqué pendant des semaines l’amélioration du projet de loi, l’uttam en est venue à demander carrément son retrait. L’abandon de la réforme est en effet devenu la seule solution qui permettrait aux victimes d’accidents et de maladies du travail d’éviter ces importantes pertes de droits.
Avec la fin de la session parlementaire, le 11 juin dernier, l’étude article par article a été suspendue pour l’été. Pratiquement tous les reculs en matière de réparation ont déjà été adoptés, alors que le volet concernant la prévention n’a pas encore été abordé. La Commission de l’économie et du travail pourrait donc reprendre ses travaux dès la mi-août, mais elle aura sans doute besoin de plusieurs semaines pour terminer l’étude de tous les articles qu’il reste à voir. Par la suite, l’Assemblée nationale pourrait procéder à l’adoption du projet de loi à sa session d’automne, qui débute à la mi-septembre.
Pour l’uttam, cela signifie que la mobilisation contre cet odieux projet de loi devra reprendre dès l’automne. Nous devrons lutter avec toute notre énergie pour que le gouvernement abandonne la réforme. Profitons donc de l’été pour recharger nos batteries avant de nous relancer dans cette bataille qu’il nous faudra mener jusqu’au bout!