Près de 35 ans après l’entrée en vigueur de la Loi sur les accidents du travail et les maladies professionnelles (LATMP) la liste des maladies du travail, adoptée en 1985, demeure inchangée. Le Québec, jadis à l’avant-garde en matière de santé et de sécurité du travail, est devenu dernier de classe.
Profitant de la journée internationale de commémoration des victimes d’accidents et de maladies du travail, l’uttam considère qu’il y a urgence d’agir et interpelle le ministre du Travail, de l’Emploi et de la Solidarité sociale, M. Jean Boulet, pour exiger la mise à jour immédiate de cette liste des maladies du travail.
On retrouve à l’annexe I de la LATMP une liste de maladies qui sont considérées comme étant caractéristiques de certains types de travail. Si une travailleuse ou un travailleur atteint d’une maladie énumérée à cette liste a exercé un travail correspondant à cette maladie selon ladite liste, la CNÉSST doit présumer qu’il est atteint d’une maladie professionnelle. Par exemple, un travailleur souffrant d’amiantose (maladie que l’on retrouve à la section V de la liste des maladies professionnelles) et ayant exercé un travail impliquant une exposition à la fibre d’amiante (travail correspondant à l’amiantose selon cette liste) sera présumé être atteint d’une maladie professionnelle.
Cette présomption légale, inscrite à l’article 29 de la loi, facilite grandement la reconnaissance des maladies du travail pour les travailleuses et les travailleurs.
Au contraire, une travailleuse ou un travailleur atteint d’une maladie ne figurant pas à la liste des maladies professionnelles ne bénéficie d’aucune présomption légale. Il doit alors faire la preuve, par ses propres moyens, que sa maladie est caractéristique du travail qu’il a exercé ou qu’elle est directement reliée aux risques particuliers de son travail. Il s’agit d’un fardeau de preuve excessivement lourd, parfois impossible à rencontrer. La liste des maladies qui figurent à l’annexe I de la loi joue donc un rôle crucial dans la reconnaissance des maladies professionnelles par la CNÉSST.
Cette liste des maladies date de l’entrée en vigueur de la LATMP, en 1985. Elle n’a pas changé depuis cette date. Pourtant, la CNÉSST dispose du pouvoir, prévu par le premier paragraphe du premier alinéa de l’article 454, d’ajouter des maladies à cette liste. En près de 35 ans, la Commission s’est refusée à utiliser ce pouvoir, en dépit de l’évolution constante des milieux de travail et des connaissances scientifiques. De nombreuses maladies causées par le travail sont à présent largement connues et reconnues par de nombreuses législations, ailleurs dans le monde. Celle du Québec est désormais à la traine, en raison de l’immobilisme de la CNÉSST et des gouvernements qui se sont succédés depuis trois décennies.
La situation des cancers professionnels démontre comment la liste des maladies à l’annexe I est désuète et quels en sont les impacts. L’amiante est en effet le seul contaminant chimique prévu par l’annexe I de la LATMP comme cause présumée de cancer. Pourtant, des dizaines de milliers de travailleuses et de travailleurs sont en réalité exposés chaque jour à une grande variété d’agents cancérigènes dans leur milieu de travail.
Reconnaître légalement qu’un cancer est d’origine professionnelle est une question fort importante puisque ceci permet évidemment aux victimes d’être indemnisées. Mais cela permet également, une fois qu’un cancer professionnel est reconnu, de multiplier les efforts de prévention afin d’éviter l’apparition de cette maladie chez d’autres travailleurs et travailleuses. En effet, si le véritable coût de ces maladies professionnelles est assumé par les employeurs au moyen de leurs cotisations à la CNÉSST, ils seront plus enclins à investir dans la prévention pour diminuer ces coûts.
Plusieurs études effectuées au Québec et ailleurs visent à déterminer le véritable poids des cancers professionnels. Selon une étude de l’Institut de recherche Robert-Sauvé en santé et en sécurité du travail (IRSST), il y aurait eu, en 2013 au Québec, 20 200 décès par cancer et 48 700 nouveaux cas diagnostiqués. Les auteurs tentaient d’évaluer combien de ces cancers seraient attribuables au travail. D’après leur estimation, entre 2002 et 2006, il y aurait eu entre 1 800 et 3 000 nouveaux cas de cancer reliés au travail (ou cancer professionnel) chaque année et entre 1 070 et 1 700 décès par cancer professionnel annuellement (Labrèche et collègues, 2013)1. Pourtant, moins d’une centaine par année ont été reconnus comme maladie professionnelle par la CNÉSST pendant la même période. Cela signifie que plus de 90% des cancers professionnels ne sont pas reconnus par la CNÉSST et que les victimes de ces cancers sont donc privées d’indemnité.
Une autre façon d’aborder le problème est d’estimer le nombre de travailleuses et de travailleurs québécois exposés à des agents cancérigènes en milieu de travail. Les chercheurs de l’IRSST ont aussi examiné cette question et, dans leur étude (Labrèche, 2017)2, ils démontrent que le nombre de travailleuses et travailleurs exposés aux contaminants et aux contraintes qui causent le cancer en milieu de travail est très élevé.
Par exemple, près de 180 000 travailleuses et travailleurs seraient exposés aux émanations de moteurs diésels et plus de 70 000 seraient exposés aux hydrocarbures aromatiques polycycliques (HAP), 80 000 au benzène, 60 000 au plomb et 70 000 aux poussières de bois, tous des contaminants reconnus comme étant cancérigènes. De plus, dans certains secteurs d’activité économique tels que la fabrication, la construction, les autres services (réparation et entretien, services personnels, blanchissage, etc.) et les soins de santé et assistance sociale, les travailleuses et travailleuses sont exposés à 20 cancérigènes ou plus.
Tout ce qui précède démontre clairement que des milliers de travailleuses et de travailleurs québécois sont à risque de développer un cancer en raison de leur exposition en milieu de travail et que le nombre de cancers reconnus ne représente qu’une petite fraction du nombre réel de cancers professionnels.
On constate aussi les carences de la liste des maladies de l’annexe I en comparant le nombre de contaminants considérés cancérigènes par le Règlement sur la santé et la sécurité du travail (RSST) à ceux qu’on retrouve à la liste des maladies de la LATMP. En effet, le RSST identifie 18 substances comme cancérigènes démontrés chez l'humain et 53 autres comme cancérigènes soupçonnés chez l'humain pour un total de 71 substances. Or, comme nous le disions plus tôt, le seul contaminant chimique prévu par la liste des maladies professionnelles de la LATMP comme cause présumée de cancer est l’amiante (cancer pulmonaire et mésothéliome). Une travailleuse ou un travailleur exposé à un ou plusieurs des 70 agents cancérigènes, autres que l’amiante, mentionnés dans le RSST, qui développe un cancer, ne bénéficie donc d’aucune présomption légale et doit prouver que son cancer est causé par son travail.
Tel que mentionné par les chercheurs de l’IRSST en 2013 : « En partie à cause des difficultés à prouver une relation causale et aussi de la longue période de latence entre l’exposition en milieu de travail et la survenue du cancer, il ressort que très peu de cancers font l’objet d’une indemnisation par la CSST ». Il est clair que cette situation doit changer.
Une recherche récente publiée en Ontario3 nous permet d’aller plus loin dans l’évaluation du poids réel des cancers professionnels au Québec et l’approche suivie par nos voisins ontariens nous donne des pistes pour des actions possibles à venir. Le rapport de cette recherche estime non seulement le nombre de travailleuses et de travailleurs exposés à différents agents cancérigènes (comme on l’a fait au Québec), mais il estime aussi le nombre de cancers qui résulteraient de ces expositions annuellement à l’aide des connaissances scientifiques sur les différents contaminants et contraintes au travail. À partir de ces estimations et des données québécoises sur le nombre de travailleurs exposés aux mêmes agents cancérigènes, il est possible d’estimer le nombre de cancers qui seraient causés par ces agents en milieu de travail au Québec. Ces estimations pour certains agents sont présentées au tableau suivant :
Travailleuses et travailleurs exposés (Ontario) | Nombre de cancers qui en résulterait (Ontario) | Travailleuses et travailleurs exposés (Québec) | Nombre de cancers qui en résulterait (Québec) | |
Émanations de diésel | 300 000 |
Poumons : 170 Vessie : 45 |
180 000 |
Poumons : 102 Vessie : 27 |
Hydrocarbures aromatiques polycycliques (HAP) | 134 000 |
Poumons : 60 Vessie : 30 Peau : 15 |
70 000 |
Poumons : 31 Vessie : 16 Peau : 8 |
Silice | 142 000 | Poumons : 200 | 70 000 | Poumons : 100 |
Rayonnement solaire | 449 000 | Peau (non-mélanome) : 1400 | 242 000 | Peau (non-mélanome) : 750 |
Travail de nuit* | 833 000 | Sein : 180 à 460 | 500 000 | Sein : 108 à 276 |
* En 2010, le Centre international de recherche sur le cancer (CIRC) a considéré que le travail posté qui induit la perturbation des rythmes circadiens est probablement cancérigène.
Cette liste de contaminants et de contraintes n’est pas exhaustive et n’inclut pas les cancers en lien avec l’amiante, mais elle donne une idée de l’ampleur des cancers causés par certains agents ou contaminants précis et explique en bonne partie les causes des 1800 à 3000 cancers professionnels qui surviendraient au Québec chaque année. Quand on considère que, dans les faits, il y a eu 120 cancers professionnels reconnus par la CNÉSST en 2018, on constate le chemin qui reste à parcourir pour obtenir une véritable reconnaissance des cancers professionnels au Québec.
L’implantation de mesures de prévention rigoureuses est donc essentielle pour prévenir des cancers professionnels à l'avenir. De plus, il faudrait des mécanismes sérieux de vérification afin de s’assurer que les moyens de prévention sont effectivement implantés dans les milieux de travail.
Par contre, leur implantation ne corrigerait pas les problèmes du passé. En effet, en raison de la longue période de latence, un cancer qui se développe aujourd’hui est le résultat des conditions de travail d’il y a 20 ou 30 ans et plus. Il est donc trop tard pour faire de la prévention pour les travailleuses et travailleurs qui ont été exposés aux cancérigènes dans le passé, mais au nom de l’équité et de la justice, il est primordial de s’assurer que leur cancer soit reconnu à titre de maladie professionnelle.
Une façon simple pour améliorer la reconnaissance des cancers professionnels serait de mettre à jour la liste des maladies professionnelles de l’annexe I de la Loi sur les accidents du travail et les maladies professionnelles (LATMP), afin d’inclure tous les agents reconnus définitivement et probablement cancérigènes pour l’humain par le RSST et des organismes réputés à l’échelle internationale comme le Centre international de recherche sur le cancer (CIRC). En procédant ainsi, une victime de cancer exposée par son travail à l’agent reconnu comme cause du cancer en question jouirait d’une présomption légale facilitant de beaucoup la reconnaissance de son cancer.
À ce sujet, le Québec gagnerait à s’inspirer de l’Ontario, qui a décidé de s’attaquer au problème de la sous-reconnaissance des cancers professionnels. En effet, le ministère du Travail de l’Ontario vient de nommer le Dr Paul Demers, directeur du Centre de recherche sur le cancer professionnel de l’Ontario, afin qu’il fasse une révision complète du système d’indemnisation pour le cancer professionnel en Ontario. Ce même spécialiste affirme clairement que le nombre de cancers professionnels reconnus ne représente qu’une fraction de ceux qui sont réellement causés par le travail.
Nous estimons que le statu quo ne peut pas durer plus longtemps.
La sous-reconnaissance des cancers professionnels illustre bien le problème de la sous-reconnaissance des maladies professionnelles en général, mais il ne s’agit que d’un exemple. De la même manière qu’un grand nombre de cancérigènes ne figurent pas à l’annexe, de nombreux facteurs de risques présents dans les milieux de travail, ainsi que plusieurs maladies causées par le travail, pourtant largement reconnues par la communauté scientifique, ne figurent pas à la liste des maladies professionnelles de la loi.
Nous aurions pu parler de nombreux troubles musculo-squelettiques, des maladies causées par des risques psychosociaux, de plusieurs maladies respiratoires et de nombreuses autres pathologies qui, parce qu’elles sont exclues de la liste, sont excessivement difficiles à faire reconnaitre.
Nous trouvons inacceptable d’attendre plus longtemps que la CNÉSST n’utilise son pouvoir règlementaire pour ajouter des maladies à l’annexe I de la loi, ce qu’elle n’a jamais fait en plus de trois décennies. Nous ne voulons pas non plus attendre une éventuelle réforme complète des régimes de prévention et de réparation des lésions professionnelles, réforme qu’on nous annonce depuis dix ans et qui ne vient jamais.
Devant l’inaction de la Commission, le ministre du Travail, de l’Emploi et de la Solidarité sociale et le gouvernement doivent agir dès maintenant, en adoptant par décret un règlement contenant une mise à jour complète de la liste des maladies de l’annexe I reprenant, au minimum, les cancers causés par les cancérigènes reconnus par le RSST ainsi que la liste des maladies professionnelles actuellement reconnues par l’Organisation internationale du Travail (OIT).
De plus, dans le cadre de la réforme annoncée du régime, nous invitons le ministre à inscrire dans la loi un mécanisme forçant la mise à jour périodique de la liste des maladies du travail pour éviter qu’un tel retard ne se reproduise à nouveau dans le futur.
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1 Labrèche, Duguay, Bouchard et Arcand; Estimation du nombre de cancers d’origine professionnelle au Québec; Études et recherches IRSST Rapport R-789; novembre 2013.
2 Labrèche, Busque, Roberge, Champoux, Duguay; Exposition des travailleurs québécois aux cancérogènes: industries et groupes professionnels; IRSST, Rapport : R-964; mai 2017.
3 Cancer Care Ontario, Occupational Cancer Research Center; Burden of Occupational Cancer in Ontario: Major Workplace Carcinogens and Prevention of Exposure; Toronto, Queen’s Printer for Ontario; 2017.
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